Société

Anne-Laure Le Cardinal, point de repère pour les MENA

Portrait d'une psychologue qui travaille au centre El Paso de Gembloux qui accueille des MENA

Depuis dix-sept ans, cette psychologue travaille au centre El Paso de Gembloux, qui accueille des MENA, ces mineurs étrangers non accompagnés. Si elle partage leurs histoires, leurs doutes et leurs vies au quotidien, elle les accompagne surtout vers leur avenir ici, en Belgique.

Si on devait décrire Anne-Laure Le Cardinal en deux qualificatifs, engagée et passionnée sont les deux évidences qui viendraient en tête. Comme bon nombre de ces professionnel·les qui exercent avec envie, plaisir, détermination ou encore humanité, il y a dans sa vie une expérience fondatrice. En 1994, à 17 ans, juste avant d’entamer ses études supérieures, elle part neuf mois aux Philippines comme volontaire. Neuf mois en immersion auprès de populations démunies économiquement, mais riches d’une solidarité et d’un esprit communautaire sans faille pour se soutenir au jour le jour.
« Je suis partie neuf mois et j’ai mis neuf autres mois à m’en remettre. Cette expérience m’a permis de bien plus réfléchir au sens de la vie, de chercher à comprendre les gens plutôt que les juger, d’être en empathie. Après cela, suivre des études de psycho était une évidence. »
Quand elle ne suit pas les cours à l’unif, Anne-Laure Le Cardinal reste concentrée sur son objectif. C’est pourquoi elle preste comme jobiste dans un centre qui accueille de jeunes autistes. Diplômée en 2001, elle va continuer à travailler comme éducatrice dans ce même centre jusque fin 2003, moment où elle entre à El Paso en qualité de psychologue.
« Le centre avait à peine un an d’existence, on était encore dans du presque tout neuf. C’est un peu comme si j’avais pu créer mon job avec mes collègues déjà là. À l’origine, c’était le travail avec des familles qui m’intéressait, être confrontée à des MENA, ça aurait pu ne pas marcher. Mais ça m’a plu, tout simplement. Et dix-sept ans plus tard, je suis toujours là à accueillir nos MENA et à les accompagner. »

Refaire du lien avec les adultes

Le centre El Paso compte une quarantaine de pensionnaires. Le plus jeune a 7 ans et demi, le plus âgé flirte avec la majorité. Quelques filles, mais surtout des garçons. Tous issus d’horizons différents, aux parcours singuliers. Ici, on arrive d’Afghanistan, de Syrie, de Somalie, d’Érythrée, du Soudan, mais aussi d’Afrique de l’Ouest, du Kosovo, d’Albanie, parfois après une errance de plusieurs mois.
Si tous ces jeunes ont beaucoup de différences, ils ont aussi des points communs. Ils sont très attachants, ils suscitent l’admiration par leur courage et leur abnégation, ils sont plein de ressources pour s’en sortir. Leur résilience apparaît au travers d’une étude qui montre qu’ils sont 52% à n’avoir aucun symptôme traumatique, malgré leur parcours chaotique pour arriver dans un pays européen sûr.
« Ils ont également comme trait commun une très grande méfiance des adultes, souligne Anne-Laure Le Cardinal. Ce sont des jeunes qui ont connu des ruptures liées à des parents qui n’ont pas pu les protéger, qui n’ont pas pu leur apporter une sécurité de base ou une sécurité économique. En plus de ces parents défaillants, ils ont croisé la route des passeurs, soit d’autres adultes qui les ont traités comme de la marchandise. Mon job, c’est de reconstruire la relation à l’adulte, de leur redonner confiance pour qu’ils puissent s’intégrer dans la société. »
Pour relever ce challenge, la psy a à sa disposition ses outils professionnels, son expérience, le soutien de ces collègues. Et puis, il y a la part d’elle-même qu’elle met en jeu, son engagement. En résumé, hors de question pour notre psy d’être neutre face aux MENA. « Lors d’une consultation en cabinet, le ou la psy est dans une position de neutralité bienveillante. Ici, c’est impossible, c’est un travail de terrain. Mon engagement relationnel est aussi réel qu’il est essentiel dans la relation de confiance entre les jeunes et moi. Quand ils viennent me trouver dans mon bureau pour me parler de quelque chose, ils viennent voir Anne-Laure, pas la psy ».

Une année de survie à cause du covid

Ces derniers mois, les MENA du centre El Paso sont beaucoup passés voir Anne-Laure dans son bureau, la faute à cette coronacrise venue fortement perturber le fonctionnement habituel. Alors qu’en temps normal, les jeunes résidents fréquentent l’école, font du sport dans des clubs locaux, se baladent dans les rues de Gembloux, ils ont été privés de tout cela pendant de long mois. Tout comme ils ont été privés d’une partie du soutien des éducateurs/éducatrices et du personnel du centre, fortement touché·es par le covid.
« On a vécu une année difficile, beaucoup en survie, je dirais. Du 20 mars 2020 au 20 mai 2021, il y avait une interdiction de déloger. À un moment, on a aussi du confiner à 100% parce que des jeunes étaient positifs. Imaginez quarante jeunes dans un centre totalement fermé, ça génère beaucoup de tensions. Durant cette période peu propice au suivi individuel par manque de personnel, on a essayé de faire de l’accrochage scolaire, de proposer des choses nouvelles, mais ça a vraiment été compliqué, la moindre étincelle mettait le feu aux poudres. »

« Quand les jeunes viennent me trouver dans mon bureau pour me parler de quelque chose, ils viennent voir Anne-Laure, pas la psy »

Heureusement, depuis quelques jours, les choses sont en train de rentrer dans l’ordre. Même si on est encore loin d’un fonctionnement normal, la vie du centre reprend peu à peu sa marche habituelle. Suivi individualisé, activités de groupes et surtout retour à l’école redonnent un cadre aux MENA d’El Paso.
« Ils sont comme tous les jeunes, ils ont besoin de ce cadre pour pouvoir grandir, remarque Anne-Laure Le Cardinal. La différence avec des jeunes belges qui vivent chez leurs parents, c’est qu’avec leur parcours atypique, les MENA sont très indépendants, avec une grosse force de caractère. Il faut toujours réussir à les convaincre du bien-fondé des choses pour pouvoir leur faire faire. Outre la relation de confiance à l’adulte, une partie de mon job est de leur donner les clés pour comprendre et évoluer dans le monde extérieur au centre. Ce n’est pas toujours facile, c’est certain, mais tout cela est facilité par leur volonté d’apprendre un métier pour gagner de l’argent et pouvoir l’envoyer à la famille. Il y a aussi l’obtention des documents administratifs et, à terme, la possibilité d’un regroupement familial. Quelque part, ils sont en mission, et ça leur donne la plus grande des motivations. »
Toutefois, les MENA ont aussi besoin de voir autre chose que le centre, leur école et tout ce qui fait leur quotidien dans un espace qui reste somme toute restreint. C’est pour cela qu’Anne-Laure Le Cardinal a proposé quasiment dès son arrivée dans le centre de faire du lien entre des familles et les jeunes. Une formule sans obligation, mais qui offre un peu de répit, de soutien aux MENA qui en émettent le besoin, l’envie.

La solidarité comme moteur

« Nous sommes loin de la famille d’accueil, qui œuvre dans un contexte précis de placement par un·e juge. C’est aussi différent du parrainage, où les jeunes vont régulièrement le week-end dans une famille et où le lien est profond. Ici, le délogement est ponctuel, selon l’envie de nos MENA. Sur dix qui vont aller en famille dite contact, il y en a sept qui vont y aller deux fois et puis plus rien. Ça veut donc dire aussi trois qui accrochent, qui trouvent une famille ressource. Des liens vont se créer, ils vont faire des activités ensemble, que la famille compte des enfants ou pas d’ailleurs. Il y a aussi des familles qui sont prêtes à accueillir un jeune sans trop d’attentes – ce qui ne veut pas dire sans engagement. Ça pourra être seulement une après-midi, mais aussi un week-end, où le MENA viendra juste pour trouver un peu de confort, un peu de tranquillité par rapport au centre. »
La conversation avec Anne-Laure Le Cardinal est palpitante, pleine de belles histoires qui se terminent bien. Et puis il y a aussi toutes ces plaies restées ouvertes, tous ces événements de la vie du centre qui viennent noircir le tableau souvent déjà sombre de la vie des MENA. Dans les yeux de la psy, un voile de dureté, presque de rage, et de révolte fait son apparition.
« Parfois, un événement politique à 8 ou 9 000 kilomètres de là a des conséquences terribles ici pour un MENA. Sa situation change du jour au lendemain et la prise en charge par le centre qui pouvait durer depuis des mois doit cesser. On ne peut rien faire, on n’a pas de prise là-dessus. Il y aussi celles et ceux qui atteignent la majorité et qui n’ont pas obtenu l’autorisation de rester sur le territoire. À 18 ans et un jour, c’est soit le retour volontaire dans le pays d’origine, soit l’entrée dans la clandestinité ici en Belgique. Comment je suis dans ces cas-là ? J’ai mal au ventre, je suis fâchée, révoltée. »
Pour réussir à passer outre ces moments, la psy d’El Paso peut compter sur l’appui de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés. Outre la prise en charge des jeunes majeurs non régularisés, elle est surtout un formidable réservoir d’humanité. « C’est le genre de solidarité gratuite, altruiste, qui fait du bien, qui redonne de l’espoir et la force de se battre pour les jeunes. La Plateforme compte un peu plus de 40 000 personnes qui ont au moins rencontré un migrant. Si ces 40 000 personnes en parlent chacune à dix personnes, ça fait 400 000 personnes informées. Et 400 000 personnes dont le regard sur les migrant·es a changé, ça compte dans un petit pays comme la Belgique. »

POUR ALLER + LOIN

Quoi faire pour les MENA ?

  • Être famille d’accueil, famille contact ou famille de parrainage.
  • Du bénévolat, notamment pour soutenir en français, maths ou anglais.
  • Devenir tuteur/tutrice, avec un rôle primordial de soutien à jouer auprès de ces jeunes.