Loisirs et culture

Camille Kouchner : « La liberté n’a de valeur que si elle a une limite »

Il y a onze mois, La familia grande jetait un pavé dans la mare. Dans ce livre, Camille Kouchner raconte ce qui a longtemps été tu dans sa famille : l’inceste. Pour la première fois, c’est la sœur de la victime qui prend la plume. Rencontre.

Début novembre, nous décidons en comité éditorial de consacrer le dernier numéro de l’année aux faits qui nous ont marqué·e·s. Chaque journaliste en choisit un. Le mien est tout trouvé : La familia grande, le livre de Camille Kouchner. Reste à savoir comment en parler. « Et si tu la rencontrais ? », me souffle une collègue.
Jeudi 2 décembre, ciel bleu et froid piquant. Je suis à Paris pour rencontrer Camille Kouchner. À une encablure de son domicile, une immense statue de Marianne s’élève à la gloire de la République française. Au pied, on peut y lire : liberté, égalité, fraternité. Trois mots en guise de devise. Tout un symbole et le cœur du livre de Camille Kouchner.
Bouleversant. C’est le mot qui me vient quand je pense à La familia grande. Ce qui me happe, c’est le sujet bien sûr. Ce qui me touche, c’est la manière dont Camille Kouchner le traite. Tout en pudeur. En quatrième de couverture, une phrase. « Souviens-toi, maman : nous étions tes enfants ». Frissons. Au fil des pages, Camille Kouchner m’immerge dans l’univers de cette grande famille dans laquelle on rit, on échange, on débat. Une famille qui perd ses aïeux.
Mais aussi une famille dans laquelle s’ouvre une brèche et où s’immisce l’inceste.
Non, je n’ai rien divulgâché. Parce que le livre de Camille Kouchner raconte bien plus. L’emprise d’un beau-père. L’amour d’une fille pour sa mère. La culpabilité envers un frère. L’empêtrement d’une femme. Et une fois mère, son impossibilité à continuer ainsi. La familia grande, c’est tout cela à la fois.

Votre livre est sorti il y a onze mois, quel impact a-t-il eu sur vous ?
Camille Kouchner
 : « C’était important pour moi de laisser une trace et de raconter mon récit. Ça faisait longtemps que j’en avais envie, mais je retenais l’histoire au fond de moi. J’ai été très heureuse de la réception du livre et que des critiques estiment qu’il était beau. Ça m’a permis de me dire que je pouvais écrire et être lue. C’est venu réparer quelque chose en moi. Je pense que c’est davantage le retour des lecteurs et lectrices que l’écriture en tant que telle qui m’a fait beaucoup de bien. »

Auriez-vous écrit le livre sans le mouvement #MeToo ?
C. K. :
« Je pense que ça m’a aidée à prendre la décision d’écrire. En lisant tous ces récits, j’ai trouvé ça tellement juste que je me suis dit : ‘Moi aussi, je peux écrire’. Dès que je doutais, je pensais aux autres sœurs emmurées dans le silence.
Le fait que ce soit une œuvre littéraire m’a aussi aidée. La littérature est un instrument magnifique pour dire l’intime. Mais l’intime est politique, c’est ce que j’ai essayé de refléter dans le titre. La familia grande, c’est ma famille, mais c’est aussi la société, il y a une aspiration à l’universel. »

Y a-t-il eu d’autres éléments déclencheurs à l’écriture du livre ?
C. K. : « Quand ma mère est morte, je me demandais sans cesse : ‘Qui se souviendra de nous ?’, de ce lien si fort qu’on avait ensemble. Ce livre était une manière pour moi de lui dire que je l’aimais pour toujours et, en même temps, que je n’étais pas d’accord, qu’elle s’était trompée. En disant cela, j’ai pu reprendre ma place de fille qui avait été hypothéquée pendant toutes ces années où j’étais surtout la sœur qui essayait d’aider.
Ce livre n’aurait pas existé sans l’accord de mon frère que je remercie profondément. Le livre parle de déshumanisation, du fait qu’enfants, nous avons été privés de parole. En m’autorisant à raconter mon histoire, mon frère m’a reconnue et réhumanisée. Il a été capable de voir ma souffrance et de me dire ‘Tu existes’ et ça c’est… »

Camille Kouchner laisse la phrase en suspens, prise par l’émotion, et termine par un soupir comme une manière d’exprimer un soulagement.  

Dans votre livre, vous écrivez : « Mon silence est le fruit de l’enfant que j’étais. Ce sont les parents qui font taire les enfants. Je n’ai pas protégé mon frère mais moi aussi j’ai été agressée ». Vous avez cheminé pour vous reconnaître aussi comme victime ?
C. K. :
« Oui, il m’a fallu un temps fou. Ça a été difficile d’oser prendre cette place-là, car je n’étais pas la victime directe. Quand on est la sœur de celui qui subit les agressions, on ne se sent pas légitime pour le dire. Aujourd’hui, j’ose dire que ça a détruit ma vie et que j’ai subi un préjudice moral immense.
Annie Ernaux a dit : ‘Écrire, c’est essayer de comprendre’. C’est exactement ça. Avec ce livre, j’ai essayé de comprendre. Le fait que le livre et le récit existent, ça fixe les choses et ça aussi c’est réparateur. Car quand on est sous emprise, on doute en permanence de son récit. Je ne doutais pas de sa véracité, mais je me disais que j’étais peut-être excessive dans l’expression de mes sentiments. »

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