Développement de l'enfant

« Dis, maman, pourquoi elle bave, la dame ? »

Comment parler de la drogue aux plus jeunes sans les effrayer, ni éveiller leur intérêt ?

Le sujet sensible des drogues et de leur addiction est généralement abordé vers le début de l’adolescence. Certains parents sont toutefois confrontés plus tôt à la réalité de ce problème de société. Comment en parler aux plus jeunes sans les effrayer, ni éveiller leur intérêt ?

Selon l’Enquête régionale de sécurité (ERS sur les particuliers, 2020), plus d’un·e résident·e bruxellois·e sur trois déclare être souvent ou toujours confronté·e à l’usage des stupéfiants dans l’espace public. Depuis plus d’un an, certains quartiers de la capitale font régulièrement les gros titres de la presse avec des faits liés au trafic de stupéfiants. Une sombre réalité qui déborde sur certaines vies familiales.
« Tout un quartier en bas de chez nous a été délaissé, s’insurge Catherine, maman saint-gilloise de deux enfants de 6 et 10 ans. C’est hyper sale, y a que des mecs qui dealent depuis des mois, j’ai déjà dû enjamber un type qui prenait du crack sur le trottoir, c’est n’importe quoi ! »
La colère de cette maman prend son origine dans son anxiété : « Je n’ai pas l’impression que cela dérange mes enfants, c’est moi que ça gêne : ils n’ont pas à voir ça, c’est d’une violence extrême. Quand je leur dis ‘On change de trottoir’, ils ne comprennent pas pourquoi je panique. Ils sont hyper tranquilles, ils n’ont pas d’a priori. Mais, nous, les adultes, on projette tout un imaginaire de la drogue. On a peur que nos enfants tombent dedans, et cela génère beaucoup d’angoisses ».

Un bonbon empoisonné

Les parents du quartier échangent régulièrement leurs vécus. Parmi eux, deux parents ont dû faire face, avec leur enfant, à un cas d’overdose. Une maman et son fils ont vu une jeune fille chuter à trottinette. Resté sur place avec sa maman qui aidait et appelait les secours, le petit garçon a ressassé l’événement durant plusieurs jours.
Dans le second cas, c’était un papa qui se promenait avec sa petite fille de 5 ans quand ils ont croisé une dame qui crachait de l’écume. « Sa fille lui a demandé ce qu’elle avait. Il lui a répondu qu’elle avait mangé un bonbon empoisonné, comme ça, si jamais quelqu’un lui proposait un bonbon, elle ne le prendrait pas, raconte Catherine. Personnellement je préfère dire la vérité ». Pas simple, pourtant, d’expliquer « cette vérité »…
Virginie, maman bruxelloise de deux enfants de 4 et 7 ans, a également dû faire face à des situations marquantes, mais n’est pas parvenue à trouver les mots. « Sur le chemin du retour avec mon fils, dans notre rue, assis un peu en retrait sur le pas de la porte, un homme se préparait à fumer du crack. Il avait l’air mal en point, et la flamme de son briquet brûlait ses mains qui étaient très abîmées. C’est une image dure et choquante. Mon fils, qui avait 6 ans à l’époque, l’a regardé attentivement, mais n’a pas posé de question. Moi-même bouleversée, je n’ai rien dit. J’ai pris l’habitude de ne pas trop devancer ses questions. Je sais qu’il y a une différence entre un regard d’adulte et celui d’un enfant ».

Antoine Boucher - Responsable de la communication chez Infor Drogues & Addictions
« Le problème n’est pas le produit, mais l’individu face au produit. Le produit, c’est une rencontre. Cela aurait pu être autre chose »
Antoine Boucher

Responsable de la communication chez Infor Drogues & Addictions

Il n’empêche que Virginie se demande ce que son fils a pu comprendre : « Habituellement, je sonde pour voir si mes enfants ont des questions, ce que cela évoque pour eux. Mais là, je me sens démunie : je ne sais pas quoi lui dire. Je veux le préserver. Je ne veux pas à tout prix leur parler de drogues, je veux m’assurer d’avoir les bons mots, le parler juste ».

Les enfants, les drogues et les pourquoi

Antoine Boucher, responsable de la communication chez Infor Drogues & Addictions, auteur de la brochure Les enfants, les drogues et les pourquoi ?, reconnaît la situation comme délicate. « Avant 10 ans, les enfants sont généralement à des années-lumière de la réalité de ces personnes. En général, il est conseillé d'attendre que le sujet vienne naturellement. Mais si des enfants sont soumis à des images fortes et fascinantes, il est bon de leur en parler, même s’ils ne posent pas de questions ».
Dans ce cas présent, le spécialiste propose de recentrer le discours sur les besoins des SDF. « La majorité des gens qui consomment des drogues dures en pleine rue sont sans domicile fixe ». Il est donc essentiel, selon lui, de recadrer les choses, d’expliquer la situation en partant du besoin et en faisant des parallèles avec leurs connaissances ou des situations que les plus jeunes ont déjà vécues.
« On commence par leur dire que, pour expliquer cette situation, on doit d’abord expliquer autre chose. On les regarde, fascinés, parce qu’ils sont drogués. Or, leur vrai problème, c’est que ces personnes n’ont pas de logement. La drogue, c’est le symptôme, leur solution, mais le besoin de ces gens, c’est d’être intégrés. »
C’est compliqué pour les enfants de comprendre des comportements adultes qu’ils ne peuvent pas imaginer. « Dans ce cas-ci, cela peut même être angoissant, s’ils imaginent qu’ils peuvent, eux aussi, être exclus de la société. C’est comme si on disait à son enfant qu’on ne l’aime plus et qu’il doit quitter la maison. Cela génère une grande souffrance. Partir d’où ça démarre : de la souffrance. On peut rappeler à son enfant un moment où il a eu très mal. Qu’à ce moment, il n’arrivait plus à penser à autre chose et qu’il a reçu quelque chose pour calmer la douleur… Pour qu’à la fin du raisonnement, on termine en mentionnant que ces gens ont le même besoin et qu’ils essaient de trouver une manière de gérer leur souffrance ».

Être un parent responsable

Antoine Boucher poursuit : « La dépendance, ce n’est pas ce qu’on voit à la télé. Le gars qui tremble, bien sûr, ça existe, mais c’est un exemple paroxysmique. La dépendance, dans le sens banal, nous concerne quasi tous. C’est quand j’ai besoin, par exemple, d’un café pour me réveiller, d’un somnifère pour dormir, de faire du tricot pour me relaxer, de dessiner en réunion pour rester concentré, que ma voiture soit propre pour me sentir bien… Il faut commencer par là : ce sont nos émotions qui créent nos besoins ».
Dans la brochure d’Infor Drogues, on peut trouver cette information en gras : « Le besoin rempli par le produit-drogue est toujours lié à l’activité mentale (ne plus ressentir une douleur, se détendre, s’endormir, se concentrer, etc.) ». Partir d’un exemple qu’ils connaissent leur permet de comprendre le phénomène de dépendance. Que ce soit les chips (« On commence avec un, puis on a du mal à s’arrêter »), les jeux vidéo (« Difficile de couper la console ») ou la dent cariée (« Dont on peut soulager la douleur avec un antalgique, mais pour qui la vraie solution est d’aller chez le dentiste »). Tenir ce type de discours permet de sortir de la fascination, car cela met du sens sur ces comportements. Un sens banal, en l’occurrence : « J’ai mal, je prends un calmant ».
À l’opposé du discours « culpabilisant » des campagnes « Fumer tue » qui ont peu d’effet et qui, à l’inverse, « réveillent leur intérêt » pour le danger et l’interdit, l’asbl Infor Drogues & Addictions fait le choix d’un discours plus posé. Vouloir épargner à ses enfants de tester des drogues sera souvent illusoire.
« Café, alcool, cigarette, ça fait déjà trois produits très courants, s’exclame Antoine Boucher. Les enfants transgresseront et feront des essais, on n’y échappera pas, car les ados sont en recherche d’identité. Ce qu’il faut, c’est chercher à comprendre pourquoi ils le font (pour séduire, pour paraître courageux, pour attirer l’attention, pour vous mettre en rogne…), réfléchir à ses propres comportements de jeunesse et terminer en suggérant de trouver soi-même une alternative plus saine pour répondre à son besoin. »
Un discours ouvert permettra à l’enfant de se rappeler que vous ne jugiez pas cette action. Que vous étiez disponible pour en parler. « Ce qui fait de vous un adulte référent, ce qui est assez rare », souligne le spécialiste. Qui conclut en mentionnant que « Le fait d’être consommateur soi-même ne donne aucune légitimité pour en parler, car ce n’est pas du produit dont il faut parler, mais du ou des besoins de votre enfant. Sauf si on a fait un travail d’introspection ». Bref, si vous vous êtes interrogé·e sur ce fameux pourquoi…  

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