
Une pression sur les papas ? Impliqués, actifs, parfois à la barre du navire famille, ils s’évertuent à occuper une place jusque-là laissée vacante par les générations précédentes. Sans verser dans des thèses masculinistes, ce rôle est-il facile à prendre ? Quid du regard des pairs ? Le combat est-il gagné dans tous les milieux sociaux ? On en discute avec Brian, papa de deux petits garçons, et Bernard Fusulier, sociologue à UCLouvain et au FNRS.
Chevetogne, toujours. Il n’est pas loin de midi, les discussions vont bon train depuis le début de la matinée, dans « notre » château. Quelques badauds passent la tête. L’équipe du Ligueur racole. « Allez, venez discuter avec votre magazine ». Vous êtes plusieurs à avoir poliment refusé.
Au milieu de cette foule, un papa seul, avec son petit garçon de 2 ans et demi, accepte de venir tailler le bout de gras. Il ne connaît pas le Ligueur, très peu la Ligue des familles. Il se montre très intéressé par les matières qui sont brassées dans notre rédaction itinérante. Particulièrement sur les sujets qui ont trait à la santé des petits. Il nous explique que sa femme et lui se débrouillent seuls au niveau garde avec les diverses maladies de leur enfant.
« Difficile de télétravailler, je suis contrôleur de service sur des engins de levage. Donc beaucoup sur la route. Parfois, j’ai des rapports à établir de la maison, donc je peux garder mon petit quand il est malade à ce moment-là, mais c’est toujours un peu sur le fil, quoi ». Témoignage qui va l’emmener à dérouler ce qu’il a vraiment sur le cœur.
« Ah, t’aimes ça ? Bah, vas-y,
prends mes enfants aussi, alors »
Ce qui commençait comme un des nombreux témoignages que l’on connaît que trop bien sur la délicate problématique de la conciliation des vies professionnelle et personnelle se mue d’un coup en une réflexion plus inédite.
Brian, sans filtre, explique : « Je trouve qu’il y a une pression sur les pères. Enfin, autour de moi, dans mon métier, dans mon entourage, c’est compliqué de dire : ‘Je prends congé pour m’occuper de mon fiston’. Ou simplement de dire : ‘Je vais l’emmener au parc… et j’aime bien ça’. J’ai déjà entendu : ‘Ah, t’aimes ça ? Bah, vas-y, prends mes enfants aussi, alors’ ». Difficile d’habiter le rôle de ce que l’on appelle peut-être à la va-vite, « les nouveaux pères » ?
En assumant totalement leur paternité, certains pères deviennent des modèles, des exemples dont on peut emboîter le pas
Nous exposons la situation à Bernard Fusulier. « Le modèle longtemps dominant du père qui rentrait au foyer, triomphant, avec de quoi faire bouillir la marmite reste encore prégnant. Seulement, il n’est plus le seul modèle. Même si, dans une écrasante majorité, on reste dans l’idéologie de l’homme gagne-pain. Qui tend à diminuer, mais demeure très forte. Par exemple, dans son mémoire, ma consœur Laura Merla montre combien il est difficile de s’affirmer en tant que père au foyer ».
On apprend à Brian que le nombre de papas à prendre un congé de paternité est en hausse constante depuis 2002 selon les études de la Ligue des familles et de l’Onem. Il semble aussi rassuré que surpris. « Ah bon ? Pas autour de moi en tout cas ». Ce qui nous amène aux questions liées au regard extérieur.
Pères sans repères
Bernard Fusulier nous explique le mécanisme, dont souffre très certainement Brian. « Sur cette question du modèle, on distingue deux scènes. Publique et privée. Nombreuses sont les injonctions qui peuvent décourager les pères à s’impliquer dans leurs rôles. ‘Ton mari devrait ramener des sous plutôt que de s’occuper des mômes’. Dès lors, comment faire face dans le privé à une certaine conception plutôt traditionnelle de l’entourage ? Soit on assume pleinement son point de vue face à la dépréciation sociale. Soit on s’en trouve entaché. Globalement, la situation qu’ont à affronter les papas comme Brian tourne autour d’une question cruciale : comment s’affranchir de la norme pour adopter le modèle qui nous convient ? ».
Brian devise sur son entourage. Il explique qu’autour de lui, les papas sont peu impliqués et ont le cliché facile. À notre tour, on en vient à formuler une idée toute faite sur l’influence du milieu social sur le papa. Appelons un chat, un chat : est-ce que les bassins populaires ont une vision indécrottablement plus machiste de la répartition des rôles dans la famille ? Alors que l’on frise le manichéisme, notre sociologue nous rattrape juste à temps.
« Aujourd’hui, on ne peut plus avoir cette vision ferme qui consisterait à dire : milieu populaire macho et milieu bourgeois progressiste. D’abord, parce qu’à chaque fois, c’est avant tout une question d’individu. Si l’augmentation du phénomène des nouveaux pères vient de milieux plus nantis, on observe qu’il se répand différemment, lentement. Les mentalités changent petit à petit. Les modèles, de plus en plus pluriels, s’entrechoquent. Il est important qu’ils coexistent. Attention, toutefois, cette multitude d’injonctions peut conduire à une anomie, c’est-à-dire une dégradation des normes. En un mot, trop d’info tue l’info. On le voit bien, il y a une sorte de désarroi à être père aujourd’hui ».
Il est vrai que cet environnement de différents papas peut conduire à un manque de repères. Mais peut-être qu’il peut, a contrario, ouvrir des horizons ?
C’est toi, le rétrograde
On en discute avec un autre papa, Saïd, papa solo de deux garçons, qui nous explique qu’il est le fruit d’un modèle patriarcal totalement à l’ancienne. « Mon père avait cinq enfants. Il rentrait. Se mettait les pieds sous la table. Et ne se préoccupait pas du sort de sa tribu. C’était réservé à ma maman. Un jour, il m’a vu avec un cocard. Je m’étais fait frapper à l’école. Il ne m’a même pas demandé ce qui m’était arrivé. À côté, je voyais le papa de mon meilleur ami curieux, doux, aimant avec mon pote. Et c’est ça que je voulais devenir. Je pense que tous ces nouveaux pères – appelez-les comme vous voulez – le sont parce qu’ils ont été inspirés par des héros. C’est grâce à ces modèles des générations précédentes que l’on peut s’autoriser aujourd’hui à câliner et à être bien plus présents dans la sphère intime de nos enfants. Nous ne sommes plus enfermés dans un rôle imposé par la société. Chaque jour, on réinvente la paternité ».
Ce témoignage enthousiasmant rejoint d’ailleurs la réflexion de Bernard Fusulier qui, suite au témoignage de Brian, se fait la remarque à voix haute : « Ce serait intéressant de voir ce qui pousse ces pères à innover. J’ai rencontré un jour un monsieur qui venait d’un milieu très rude, très macho et qui a fondé une maison pour enfants. Pourquoi ? Alors que tout l’amenait à reproduire la lignée patriarcale dans laquelle il était élevé, il m’a expliqué qu’il avait tout simplement vu son oncle, un jour, avec un essuie sur le bras et que ça a été un déclic : ‘On peut être comme ça’. Ces pionniers sont toujours confrontés au modèle dominant. Mais il existe à chaque fois, quelque part, des personnes pour les conforter dans leurs choix. Finalement, tout l’enjeu est simple : faire en sorte que l’on puisse occuper son rôle de père en toute quiétude. Et trouver les arguments pour dire aux autres : ‘Eh, les cocos, vous voyez bien que c’est vous qui êtes rétrogrades avec vos visions préhistoriques’ ».
Yves-Marie Vilain-Lepage