Société

Handicap : 1, 2, 3, nous irons au bois

À l’école des Forges, à Ciney, un atelier promenade renforce l’apprentissage d’enfants porteurs de handicap

À l’école des Forges, à Ciney, un atelier promenade renforce l’apprentissage d’enfants porteurs de handicap. Échappée en plein air avec un groupe de six ados entre routines à acquérir et sentiers à découvrir, rapports aux autres et évolution personnelle.

La petite camionnette bleu canard s’échine les essieux sur un chemin de campagne entre terre desséchée et cailloux. Le ciel est sans nuages. Le paysage lumineux défile derrière les fenêtres qui s’empoussièrent. À l’arrière, une petite voix aiguë se fait entendre. « Aïe ! ». Au volant, Matthieu jette un œil dans son rétroviseur. « Ça fait mal aux fesses, hein, Nasser ? Il y a des trous dans la route ». Antoine s’esclaffe, réagissant au dialogue entre l’enseignant et l’élève aux fesses fragiles. C’est que Nasser n’a pas beaucoup de graisse pour amortir les secousses. « Il a des jambes grosses comme des câbles de frein de vélo », lâche Matthieu avec un sens de la métaphore bien éprouvé, il rit. On ne peut s’empêcher de comparer la stature de bûcheron canadien de celui-ci au profil filiforme de son élève. Un monde de différence.
Nasser a 16 ans. Il est à l’école communale d’enseignement secondaire spécialisé des Forges à Ciney. Il est porteur d’un handicap sévère. Dans le groupe, je l’identifie tout de suite. Quelques jours auparavant, son portrait m’avait été dressé par Matthieu : « Il pose tout le temps des questions et est très tactile ». Descriptif fidèle à la réalité, une fois aux Forges, Nasser s’est intéressé à mon polo noir. « C’est beau ça, c’est quoi ? », demande-t-il en le touchant. Matthieu connaît ses élèves avec précision, certains sont là depuis sept ans. C’est lui qui a attiré mon attention sur le travail réalisé au sein de l’école des Forges et qui m’a intrigué par ses « ateliers randonnées » organisés dans le cadre du programme scolaire avec ces jeunes âgés de 13 à 21 ans. Ce sont ces ateliers qui expliquent ma présence dans cette camionnette verte qui nous emmène vers l’orée d’un bois typique de la campagne condruzienne.
Dans le véhicule, donc, Nasser. Mais aussi Timor (19 ans), Aaron (15 ans), Firmin (18 ans), Antoine (20 ans) et Briseis (18 ans), l’unique fille du groupe. À l’avant, Matthieu est accompagné d’Achileas qui encadre aussi le groupe. Le jeune homme se révèle véritable GPS humain, connaissant la région comme sa poche. Nul raccourci ne lui semble inconnu, comme si le réseau routier s’était imprimé dans un coin de son cerveau. Le groupe est en de bonnes mains.

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Trois piliers

Une fois la camionnette à l’ombre, ses occupant.es retrouvent l’air libre dans un joyeux désordre mais avec un certain nombre de règles à respecter. Exemple, dans le coffre, il y a deux sacs. Un plus léger. L’autre plus lourd. On y trouve des collations et tout le nécessaire pour aborder la balade en toute sérénité. Ces sacs, chacun, chacune, les portera à tour de rôle. La règle est claire. Comme celle de rester groupé. De ne pas lancer des cailloux. Et de ne pas manger les fougères ou n’importe quelles baies rouges non identifiées. « Dans nos activités, il y a trois piliers essentiels : la socialisation, la communication, l’autonomie. On doit les aider à se développer dans ces trois domaines. Les routines font partie des choses à acquérir ».
La socialisation. Pour de nombreux jeunes et enfants présents aux Forges, ce n’est pas une mince affaire. Beaucoup sont autistes. Les sentiments s’expriment difficilement. Il faut décoder. Ils sont nombreux à se renfermer dans un mutisme complet. La connexion aux autres peut être absente ou prendre des voies très éloignées des conventions qui régissent la société.
Là, dans la forêt, les interactions entre les élèves ont tendance à se modifier. Alors que certains refusaient de donner la main à qui que ce soit, les voilà cherchant le contact sur les sentiers forestiers. Il y a aussi les taquineries, les éclats de rires communicatifs, mais aussi, et surtout, symboliques, ces mains entrelacées qui se rassurent et font avancer. « Bon, parfois, c’est plus compliqué, concède Matthieu. Ces enfants, émotivement, sont des éponges. Ils absorbent vite ce qui se passe autour d’eux. Il suffit de la réaction d’un seul ou d’une seule pour que la promenade, par effet de contagion, ne se déroule pas du tout comme prévu et devienne plutôt ingérable ». C’est un des éléments qui influencent énormément le choix de la promenade. Des bois ad hoc ont été identifiés. Des bois où une balade peut être facilement écourtée, où les villages ne sont pas éloignés, où le parcours n’est pas trop accidenté. « On peut être confronté à une crise, on ne doit jamais être trop éloigné d’un chemin carrossable ».

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Des peurs à gérer

10h15. Moitié du parcours. Moment très attendu. La collation. Chacun, chacune a ses petites habitudes alimentaires. Biscuits ou barre chocolatée, jus de fruits ou eau minérale, pignons de poulet ou… frites froides. Il y en a pour tous les goûts. L’important, c’est d’aller chercher de l’énergie. Matthieu prend des photos. Il les partage parfois sur le réseau social de l’école. Les parents semblent apprécier ces clichés pris au cœur des activités. « C’est important la relation, le dialogue avec les parents. Cela permet d’échanger des éléments. Avec certains enfants, un petit truc, une astuce partagée par un papa ou une maman, peut vraiment faciliter le travail au sein de l’école. Notamment pour les problèmes liés à l’alimentation ». Cette communication, elle se concrétise via le journal de classe, des réunions régulières ou ponctuelles pour aborder un événement particulier.
Nous reprenons notre pérégrination. Nasser me demande des explications sur mon appareil photo. Antoine me fait un gros câlin. Aaron se plante devant moi avec ses grands yeux clairs, il ne dit pas un mot, il est calme. « Aaron peut parfois avoir des crises. Mais il y a des signes avant-coureurs qu’il faut pouvoir décoder ». Pas toujours facile, la satisfaction s’exprime par un petit coup, la colère par un plus gros coup. Tout est question d’intensité. « Aaron s’est vraiment ouvert en deux ans, Nasser lui a même appris à prendre du plaisir en sautant dans les flaques, lui qui avait horreur de l’eau ».

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Sur le chemin, Matthieu raconte l’histoire de cette élève qui avait une phobie de la lumière. Cette peur s’exprimait en promenade lorsque le groupe quittait la pénombre forestière pour rejoindre des sentiers plus découverts. « Elle restait bloquée à la lisière. Refusant d’avancer. Il a fallu gérer ça. Lui apprendre à aller au-delà de sa phobie ». Il y a eu une progression. Malheureusement, des crises d’épilepsie ont peu à peu grignoté les effets bénéfiques de ces sorties au grand air. Ces enfants restent toujours dépendants de l’évolution de leur maladie, de leurs troubles.
Dans la dernière ligne droite, Aaron déjoue les pronostics. Il ne saute pas dans une flaque qui n’attendait que ça. En revanche, il donne la main à Antoine qui s’est révélé comme un « tuteur » du groupe à l’instar de Nasser, « c’est important pour la dynamique de groupe », relève Matthieu. Importantes aussi, les rencontres au fil des circuits. Un agent forestier, une promeneuse, de brèves interactions peuvent s’établir. Là aussi parfois, quelques phobies à gérer. Par rapport aux chiens, par exemple, qui peuvent parfois déclencher des réactions de panique. Une peur plus spécifique pour Nasser, celle liée aux uniformes et à son histoire personnelle en Syrie. Un jour, l’arrivée d’une camionnette de l’armée l’a ainsi poussé à prendre la fuite dans les bois. Mais Matthieu veille.   
Retour à la camionnette. Chacun, chacune reprend sa place après avoir dévoré une gomme sucrée et colorée. Le chemin est toujours aussi rocailleux. Des petits « Aïe ! » se font entendre à l’arrière. Antoine s’esclaffe. Firmin est à la fenêtre, le regard perdu. Briseis affiche ce visage fermé qu’elle n’a quitté qu’à de rares instants, notamment au départ lorsqu’elle a articulé « promener » en agitant ses mains de façon impatiente et fébrile. Définitivement, ce moment précieux est riche que ce soit pour le développement de ces adolescent.es, pour leur socialisation et même pour leur santé, souligne Matthieu. « Il est prouvé que les promenades dans les bois sont bénéfiques pour le système immunitaire ». La semaine prochaine, les godillots de marche seront de nouveau chaussés et, visiblement, le soleil sera de la partie. « Mais ce n’est pas une condition sine qua non pour sortir : même s’il pleut, on y va ».