Crèche et école

Les incendies volontaires survenus, cette semaine, dans quatre écoles de Charleroi sont très préoccupants. Et c’est un euphémisme ! S’attaquer à des établissements scolaires est tout bonnement odieux. Au-delà de la mise en danger physique et psychologique des enfants, des enseignant.es et du personnel de ces écoles, il faut dénoncer une attaque contre un des lieux essentiels de la démocratie, celui où l’on permet aux futurs enfants de mieux comprendre le monde qui les entoure et de s’épanouir dans celui-ci. Une enquête est en cours. Elle prendra en compte les slogans anti-Évras peinturlurés sur les murs des établissements visés, signes d’une stratégie de la tension qu’il s’agit de dénoncer.
Cet article n’est pas neutre. Depuis plusieurs années, le Ligueur plaide pour la création bien encadrée, dans les écoles, de séances d’Éducation à la Vie Relationnelle, Affective et Sexuelle (Évras). Dans un monde où tout va très vite, où l’exposition à la sexualité a été modifiée, amplifiée par le développement des réseaux sociaux, il s’agit de pouvoir répondre aux questions des enfants dans un cadre où filles et garçons puissent s’exprimer et recevoir dans un échange constructif des réponses aux questions qu’ils et elles se posent.
La semaine dernière, ce cadre a été voté dans un texte balisant l’Évras. C’est que le sujet est important et nécessite la pose de balises qui se retrouvent dans un texte de loi qui définit la façon dont s’organisent ces séances, le profil des animateurs et animatrices, le principe d’un guide écrit pour encadrer les échanges en fonction des tranches d’âge, etc. Tout cela a suivi un processus démocratique. Des débats ont eu lieu. Des critiques ont été émises par rapport au guide qui ont été suivies de modifications. En assemblée, à la Fédération Wallonie-Bruxelles, ce texte n’a reçu aucun vote « contre », seules trois « abstentions » ont été identifiées dans les rangs du parti des Engagés.
Peur, doute et confusion
Aujourd’hui, des oppositions continuent de s’exprimer par rapport à la mise en place de ces séances Évras. Pourquoi pas ? Nous sommes dans une démocratie où toutes les opinions peuvent s’exprimer, même celles qui remettent en cause des décisions prises dans les assemblées. C’est sain. Mais cette expression a des limites. Lorsqu’elle s’ingénie à diffuser des informations erronées, à escamoter des textes, à jouer sur les peurs des parents pour semer le doute et la confusion, elle franchit la ligne rouge. Avec des conséquences qu’il est parfois difficile à maîtriser.
Si aujourd’hui, au moment d’écrire ces lignes, le lien réel entre une militance anti-Évras et les incendies de Charleroi n’est pas formellement établi par les enquêteurs ou la justice, les slogans identifiés sur les murs des écoles montrent que les positions anti-Évras pourraient, dans la tête de certains, s’assimiler à des actions d’une haute violence, criminelles, qualifiées par le bourgmestre de Charleroi de « barbare », de « terroriste ».
Hier, soucieux de se distancer des incendies carolos, des militants anti-Évras se sont exprimés sur les réseaux sociaux, dénonçant la manipulation des médias qui faisaient des anti-Évras des boucs émissaires (fallait-il occulter le fait que les slogans anti-Évras avaient été écrits sur les murs ?), lançant des rumeurs complotistes qui attribuaient ces incendies au « camp d’en face ». Ces réactions sont, sans doute, à mettre au crédit de quelques éléments extrêmes, mais ont été alimentées par un courant de désinformation qui s’est amplifié et structuré au fil du temps…
Les raccourcis de ce genre déforment la réalité et simplifient à outrance une approche complexe qui réclame de la nuance et une approche globale.
Un recours gracieux révélateur
Cette structuration transparaît notamment dans un « recours gracieux » envoyé cette semaine à la ministre Caroline Désir. Il est signé par un avocat en sa qualité de conseil de la branche belge de l’association « L’Observatoire de la Petite Sirène » et de « Innocence en danger », « second pôle de l’association sans but lucratif Resanesco » qui se présente comme l’antenne belge d’un mouvement mondial de protection des enfants contre les violences.
Dans un courrier de 16 pages, l’avocat justifie une série de propositions, soumises par ses deux clientes, qui « doivent être appliquées afin que le guide Évras puisse obtenir satisfaction. » Elles réclament le gel du guide tant que celui-ci n’est pas modifié en fonction de leurs demandes, l’avis et l’examen de médecins et de spécialistes du développement de l’enfant sur le guide, la mise en place d’une mise en garde et d’un contrôle à propos de l’utilisation du guide et la mise en place d’une dispense pour certaines activités Évras.
Pour arriver à ces conclusions, le recours passe au crible le guide Évras. Les considérations sont à la fois juridiques, scientifiques... Elles collent parfaitement aux argumentaires déjà lus et entendus du côté des anti-Évras et ont tendance à tronquer certains passages du fameux guide Évras en reprochant notamment aux auteurs de confondre ou assimiler l’intersexualité avec des « changements volontaires liés à l’identité de genre ». On ne va pas creuser la problématique ici, mais cette « confusion » ou cette « assimilation » n’apparaît pas dans le passage incriminé. Ce n’est qu’un exemple.
Des raccourcis édifiants
Le guide Évras forme un tout, c’est un document de plusieurs centaines de pages destinées aux seul.es professionnel.les (et pas aux enfants) dont il est périlleux de retirer des extraits sans contexte. Ce guide n’est pas un programme, il permet aux professionnel.les d’avoir un document de référence pour aborder les sujets amenés par les enfants lors des discussions. Dans les actions anti-Évras, une enquête réalisée par democratieparticipative.eu a contribué à caricaturer, dénaturer le contenu du guide Évras en extrayant et adaptant des passages, tout en les soumettant à des questions du type « Oui-non-sans opinion ».
Ainsi dans la question 4. « La masturbation et l’orgasme, à 9 ans. Le programme Évras prévoit de parler de la masturbation et de l’orgasme (p. 187) Êtes-vous d’accord avec cette proposition ? - OUI, je suis d'accord - NON, je ne suis pas d'accord - Sans opinion. » Le biais est dans la question. Le programme Évras « prévoit » de parler ? Non, pas vraiment. Les éléments du guide permettent d’encadrer le thème de la « masturbation » si les enfants viennent avec ce sujet dans la discussion. Ajoutons que cette partie du guide n’est pas exclusive aux « 9 ans », mais bien à la tranche « 9-11 ans ».
Les raccourcis de ce genre déforment la réalité et simplifient à outrance une approche complexe qui réclame de la nuance et une approche globale. Demander l’avis de votant.es en mode oui/non sur des résumés de résumés complètement orientés, c’est intellectuellement discutable. Ainsi, dans cette même enquête, affirmer que « le programme Évras prévoit d’apprendre à développer l’esprit critique en regardant des films pornographiques » devient vite, et on l’a vu circuler parmi des chevilles ouvrières du mouvement anti-Évras, « en regardant en classe des films pornographiques ». Ce qui évidemment est faux. Comme tous les parlementaires de la FWB l’ont répété la semaine dernière, lors du vote en assemblée. L’objectif est justement de « permettre aux ados de déconstruire les clichés de sexualité véhiculés par les films pornographiques » (rapports de domination, violence, culte de la performance…).
Dans le recours (déjà cité par ailleurs) envoyé à la ministre Caroline Désir, ce point est aussi soulevé. Selon son auteur, ce passage serait tellement litigieux qu’il violerait des articles du code pénal générant des infractions qui pourraient être assorties de peines de prison. Dans l’argumentaire, on lit ceci : « Les jeunes adolescents entre 12 et 14 ans ne devraient pas avoir accès à du contenu pornographique car ils n’ont pas la maturité nécessaire. Et s’il leur arrive d’y avoir accès, il est important qu’on leur explique qu’ils ne devraient pas visionner de photos ou vidéos pornographiques à leur âge car cela peut engendrer de graves dommages ». Bien, mais n’est-ce pas fermer les yeux sur une réalité ? En 2008, la mutualité socialiste avait lancé une enquête auprès des 15 – 24 ans, il en ressortait que 8% déclaraient avoir vu leurs premières images pornographiques avant l’âge de 11 ans, 17% avant 13 ans. Et ces chiffres ont encore augmenter ces dernières années. Développer l’esprit critique par rapport à ce genre de production n’est-il dès lors pas nécessaire ?
Tout ceci pour montrer que les mouvements anti-Évras alimentent depuis des mois des fake news concernant les séances prévues dans les écoles.
Convergence des luttes contre le wokisme ?
Avant l’été, un pédopsychiatre est interrogé par la revue Bio Tempo, aujourd’hui prénommé Zèbre. Il affirme travailler main dans la main avec « Innocence en danger » et « l’Observatoire de la Petite Sirène ». Il déclare : « À 9 ans, toujours selon ce guide, on peut, ou pas, pour une question de « confort » (notez au passage le vocabulaire commercial utilisé !), choisir de prendre des hormones ou faire des opérations si on se sent mieux dans un autre genre ». Ceci est évidemment erroné. Dans un droit de réponse publié dans le numéro suivant, une psychologue et animatrice Évras remettra les pendules à l’heure. « Il (le guide) ne suggère pas non plus de prendre des hormones ou de faire une opération, ce qui est d’ailleurs interdit par la loi belge en dessous de 18 ans ».
Tout ceci pour montrer que les mouvements anti-Évras alimentent depuis des mois des fake news concernant les séances prévues dans les écoles ? Le mouvement était plutôt confidentiel, limité à des cercles assez conservateurs. Mais la semaine dernière, la manifestation devant le parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles en a surpris plus d’un par son ampleur. C’est qu’un communiqué avait circulé la veille, validé par plusieurs signataires pour exprimer leur « total désaccord » au guide Évras. Parmi ces signataires, la Fédération islamique de Belgique, la Fédération des mosquées albanaises de Belgique, les Associations des mosquées africaines de Belgique, l’Union des mosquées de Liège, la Communauté islamique bosniaque de Belgique, les Associations culturelles turques islamiques Ehli-Beyt ou encore la Diyanet de Belgique (il s’agit de l’organisation officielle du culte musulman en Turquie).
Un des participants à cette manifestation (et pas n’importe qui puisque c’est lui qui a signé le recours gracieux envoyé à la ministre Caroline Désir) dresse un constat : « À la manifestation contre le guide pour l’éducation sexuelle et affective des enfants, qui est en réalité un tract militant, dangereux et illégal (j’y reviendrai longuement). Il y a 80% de musulmans. C’est très bien — j’ai fait quelques rencontres sympathiques par ailleurs —, cela montre qu’une convergence des luttes contre le wokisme est possible, mais c’est aussi triste parce que cela révèle l’ampleur du relativisme — voire du nihilisme — contemporain en Belgique francophone. Le fait, par exemple, d’inciter à visionner de la pornographie en classe dès 12 ans laisse presque tout le monde indifférent (p. 210 du guide). »
L’éducation sexuelle en famille
Dans leur combat, les anti-Évras semblent particulièrement satisfaits de trouver des alliés qui amplifient leurs revendications et ne font que soutenir leur scepticisme militant face à une véritable éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle à l’école. Dans leur communiqué, les représentants de la religion islamique indiquaient : « Nous resterons vigilants et continuerons à défendre le droit des familles à choisir l’éducation qui convient le mieux à nos enfants, tout en garantissant une communication ouverte et respectueuse sur ce sujet délicat ». Une phrase qui fait écho à une question posée dans le recours gracieux envoyé cette semaine par l’avocat de l’Observatoire de la Petite Sirène et d’Innocence en danger : « Quoi qu’il en soit, sera-t-il possible de prévoir expressément le droit aux parents de refuser que leurs enfants assistent aux formations à la vie relationnelle, affective et sexuelle en cas d’application du guide pour l’Évras ? ».
À ce point du débat, on soulignera qu’en termes de violences sexuelles subies avant l’âge de 18 ans, celles-ci se déroulent en grande partie dans la famille ou dans l’entourage proche de celle-ci. En 2010, une enquête menée par l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes a montré que 6% des personnes interrogées avaient subi des violences sexuelles avant l’âge de 18 ans. Dans 56% des cas, ces violences se sont déroulées dans l’environnement familial ou proche. Au vu de ces chiffres, la possibilité d’octroyer des dispenses ne priverait-elle pas certains enfants d’assister à ces séances et de prendre conscience que ce qu’ils vivent n’est pas « normal » ?
L’engrenage de la violence
L’agitation créée autour de la mise en place des séances Évras, le démontage douteux et systématique du guide, titillent des sensibilités exacerbées. Au point d’en inciter certain.es à s’en prendre à des écoles et à y bouter le feu pour montrer leur désaccord ? Mais franchement, quel sens trouver à cela ? Alors que les anti-Évras se présentent comme des boucliers face aux traumatismes potentiels que pourraient vivre les enfants, que penser des traumatismes provoqués par l’incendie de son école lorsqu’on est un enfant ? Sachant qu’ici, des écoles maternelles ont été touchées, des écoles où se rendent des enfants de 2-3-4 ans qui peuvent particulièrement être marqués par ce genre d’actions violentes et démesurées.
Jeudi dernier, une députée de la majorité nous confiait qu’elle avait été saisie par la violence qui était de mise lors de la manifestation en marge du vote Évras. Violence plutôt inédite dans le cadre d’une action de protestation visant le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. « Devoir se faire accompagner pour rentrer de façon sécurisée dans les bâtiments, depuis que je suis là, ce n’était jamais arrivé ». Cette semaine, les slogans anti-Évras ont servi d’étendards à ceux qui ont attaqué quatre écoles de la Ville de Charleroi. Encore une fois, la justice devra s’assurer que les slogans tagués étaient en lien avec les motivations des vandales. Néanmoins, à ce stade-ci, on dira qu’au mieux, leur simple utilisation est le signe qu’un mouvement largement soutenu par un matraquage de fake-news et d’interprétations douteuses est (peut-être) en train d’échapper à ses initiateurs. Au pire, c’est une inadmissible tentative de déstabilisation d’une rare violence qui se met en place.
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