Développement de l'enfant

Sophie Maes, pédopsychiatre, prend la plume pour raconter les jeunes qui vont mal et comment ils en sont arrivés là. Le Ligueur l’a rencontrée pour en savoir plus sur les mesures de prévention que peuvent prendre l’école et les parents en vue de les soutenir.
Janvier 2021, des jeunes décompensent et déferlent dans les services de santé mentale. Le ratio ? Cinq lits disponibles pour 80 demandes d’hospitalisation. Des jeunes déjà fragiles craquent. De nouveaux et nouvelles patient·e·s font leur apparition. Signes d’anxiété, tentatives de suicide, troubles dépressifs ou alimentaires, voilà les diagnostics posés par les professionnel·le·s de la santé mentale.
Saturation. C’est le terme qui convient pour désigner l’état psychique des jeunes comme celui des services de santé mentale supposés les accueillir. Pour en arriver là, les jeunes ont été poussés dans leurs retranchements. Ils ont souscrit aux mesures sanitaires. Ils ont socialisé à distance. Ils se sont repliés. Parfois même, ils se sont coupés de leurs pairs. Un sacrifice immense à l’âge où l’on s’identifie et se construit au sein d’un groupe d’appartenance.
Côté enseignement, les perspectives de socialisation se bouchent également. Dès octobre, l’enseignement s’organise à distance ou en alternance. À l’école, le port du masque et autres gestes barrières portent un coup fatal à toute forme d’intimité ou de convivialité entre jeunes.
Quand les cours reprennent finalement en présentiel en mai, les jeunes sont épuisé·e·s, indisponibles psychiquement. Le système scolaire prend trop peu en compte cet état de fait. Des révisions et évaluations s’organisent. La pression monte, certain·e·s jeunes craquent. Clap de fin d’une année scolaire qui aura tenté de garder un cap sur les objectifs purement pédagogiques alors que les conditions ne sont pas tenables.
Voilà en résumé le constat dressé par Sophie Maes, pédopsychiatre, cheffe de service à l’unité pour adolescent·e·s au Domaine de l’ULB, dans son livre Covid-19 : l’impact sur la santé mentale des jeunes (téléchargeable gratuitement sur yapaka.be). Entretien.
Dans votre livre, vous faites état d’une vague de décompensations psychologiques avec une augmentation de 400% des demandes en janvier 2021. Avez-vous une idée de la proportion de jeunes qui souffrent de problèmes de santé mentale aujourd’hui ?
Sophie Maes : « Je n’ai pas eu connaissance d’étude qui porte sur les adolescent·e·s. Par contre, une grosse étude interuniversitaire a été réalisée auprès des jeunes du supérieur en 2020 et 2021. 33% présentent une anxiété avérée en 2020 contre 52% en 2021 et 35% souffrent de dépression en 2020 contre 49% en 2021. L’augmentation est interpellante. C’est une population qui a beaucoup souffert de l’enseignement à distance. Pour certain·e·s, un impact financier est venu s’ajouter à l’isolement social, car ils sont de plus en plus nombreux à devoir jober pour financer leurs études. Ces chiffres corroborent notre vécu de terrain et confirment que les 13-25 ans ont été très impacté·e·s par la crise.
La situation était déjà inquiétante l’an dernier, mais, aujourd’hui, on est dans une situation bien pire. Nos services sont saturés depuis septembre. Nous recevons chaque semaine une dizaine de demandes d’hospitalisation au Domaine, où nous disposons de quinze lits. Comment je fais avec les dix demandes la semaine suivante ? Et les dix de la semaine après ? Nous en sommes venus à trier nos patient·e·s et énormément restent sur le carreau. »
Ces jeunes qui vont mal, de quoi souffrent-ils exactement ?
S. M. : « Principalement de troubles anxieux et dépressifs. Il y a aussi beaucoup d’idées suicidaires, avec pour certain·e·s des tentatives. Lors de la première vague, on a eu des jeunes qui avaient des troubles alimentaires, mais c’est moins présent aujourd’hui.
Dans nos services, il y a clairement une nouvelle population qui s’ajoute à une frange de jeunes qui étaient déjà fragilisé·e·s avant la crise. Des jeunes de tous bords qui ne présentaient pas de facteurs à risque particulier avant la crise. Il y a une généralisation du mal-être adolescentaire. On ne peut plus se permettre d’attendre que d’autres décompensent encore et penser qu’on pourra mettre un psy derrière chaque patient·e. Il y a urgence.
On sait que le facteur stress à l’école est déterminant pour la santé mentale des jeunes, des mesures préventives doivent être mises en place au sein des écoles. Les demandes grimpent en période scolaire et chutent pendant les vacances. C’est au sein des écoles que les mesures de prévention doivent se prendre, au plus près de la goutte qui fait déborder le vase. L’utilisation des groupes classes permet aussi de toucher tou·te·s les jeunes concerné·e·s sans pour autant prendre de risque en matière de santé publique. »
Le parent peut jouer un rôle de facilitateur pour permettre à son jeune d’entretenir une vie sociale, d’inviter des ami·e·s à la maison, de sortir retrouver des potes
Dans votre livre, vous désignez le groupe de parole entre pairs comme un outil puissant. Comment et à quelles conditions peut-il être mis en place au sein des classes ?
S. M. : « Je pense très clairement que ce n’est pas aux enseignant·e·s de s’en charger, ce n’est pas leur métier. Une première condition serait de nouer des collaborations avec des professionnel·le·s capables de mener ces espaces de parole. Je pense aux agents PMS, au personnel des plannings familiaux, aux éducateurs et éducatrices de rue ou de maisons de devoirs, aux artistes… Cela suppose que l’école ouvre ses portes à ces intervenant·e·s extérieur·e·s.
Autre condition importante : la régularité de ces espaces de parole. Pour que cet outil s’avère efficace, il s’agit d’en faire un rendez-vous hebdomadaire. Le risque, c’est que les écoles disent que ce n’est pas leur job. Mais faire du tracing et organiser des quarantaines non plus. On a réussi à obtenir de l’ensemble de la société une prise en charge qui ne relevait du job de personne, il est temps de prendre des mesures équivalentes en ce qui concerne la santé mentale. Cette mesure devrait être prise par le Codeco.
Des groupes de parole ont fleuri en septembre à la suite des inondations, car les enseignant·e·s ne se voyaient pas reprendre l’école comme si de rien n’était avec des élèves traumatisé·e·s. Avec le covid, on est dans une forme de déni par rapport à l’impact que ces mesures ont sur la psyché des enfants et adolescent·e·s. J’entends encore des propos du type ‘De quoi les jeunes se plaignent-ils ? Ils n’ont pas connu la guerre’. De tous côtés, on constate une flambée de décrochages scolaires, de troubles anxieux, de tentatives de suicide, les parents ne savent plus à quel saint se vouer. Il faut le prendre en considération. »
Quels sont les moyens à la disposition des parents pour soutenir leurs jeunes ?
S. M. : « Se montrer attentifs et garder le dialogue ouvert. Les questionner aussi. Pour savoir comment ils vivent le quotidien à l’école. Les parents ignorent bien souvent à quel point les conditions sanitaires déshumanisent les rapports entre jeunes et avec les enseignant·e·s.
Le fait d’avoir une vie en dehors de l’école est aussi un facteur très protecteur. Les mouvements de jeunesse et club sportifs stimulent les jeunes et leur permettent de vivre autre chose que le métro-boulot-dodo. Le parent peut jouer un rôle de facilitateur pour permettre à son jeune d’entretenir une vie sociale, d’inviter des ami·e·s à la maison, de sortir retrouver des potes. On le sait, le contexte de pandémie rend les contacts sociaux difficiles et pourtant ils sont éminemment précieux à cet âge. Aujourd’hui, à cause des mesures sanitaires, c’est en dehors de l’école que leur vie sociale se joue et c’est aux parents de faciliter cette vie en dehors. »
Comment voyez-vous les choses, que ce soit en qualité de professionnelle de la santé ou de parent ?
S. M. : « À force de ramasser tous ces jeunes qui vont mal, je sens une fatigue qui s’installe, ça devient très difficile de refuser des soins au quotidien à des jeunes qui vont mal. Marius Gilbert me fait du bien. Je le trouve très inspirant quand il dit que nous n’arriverons à faire face à cette crise qu’en nous appuyant sur la cohésion sociale. J’ajouterais que deux catégories sont particulièrement à risque : les personnes âgées et les jeunes. Tout adulte se doit de faire preuve de soutien, d’attention et de bienveillance envers ces deux groupes.
Le système scolaire doit aussi s’adapter à la situation et sortir de la logique néo-libérale d’évaluation et cotation. Le déni de la situation induit une forme de robotisation. L’école applique les procédures, rentre dans le moule. Les enseignant·e·s, les directions et les élèves sont devenu·e·s de bons petits soldats. On a tué dans l’œuf leurs prises d’initiatives et capacités d’adaptation. Il est grand temps d’ouvrir un débat sur nos méthodes d’enseignement. »
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