Société

Parmi les bons moments de la vie d’un journal, il y a les échanges qui se font entre la rédaction et vous, parents-lecteurs. Beaucoup de ces moments-là se retrouvent çà et là dans nos articles. Oui, vous nourrissez notre réflexion, vous élargissez nos horizons. Aujourd’hui, une fois n’est pas coutume, nous avons envie de partager la réflexion qu’Alexandre Vandermeersch adresse à son fils de 4 ans et à tous les papas et mamans d’enfants un peu turbulents. Pour que le Ligueur soit davantage encore le lieu où des parents parlent aux parents…
Hé toi ! Petit-grand, du haut de tes 4 ans. Tu me disais l’autre jour « La vie est belle, hein ? », et puis « Quand est-ce qu’on est mort ? » ou encore « C’est qui, Dieu ? ». Ou alors, voyant les traces blanches des avions se croiser en altitude : « On dirait les rayons du soleil ». Bref, tu me faisais l’inventaire de tout ce qui élargit ton univers. Et à ton âge, l’univers est en pleine expansion. Pour l’attraper, tu as tes sens et ton émotion à vif, si fort à fleur de peau. Tu fonces en rase-motte au-dessus du gazon. Et les mottes des taupes, tu les manges. Les mottes s’appellent « Pas question » ou « Va ranger ». Alors oui, tu cries, tu tapes du pied ou du poing, tu pleures : la terre n’a pas bon goût.
Je suis désolé
Nous sommes très malades, nous avons contracté une maladie grave, incurable, définitive, qui s’appelle « l’âge adulte ». Elle tue notre imagination, notre envie de faire l’idiot, notre candeur qui t’envoie, à toi, toutes ces questions. Elle nous rend trop sérieux, trop inflexibles, elle nous enferme dans des cages idiotes qu’on appelle « règles ». Que vaut la règle quand la vie est belle, que tout est à découvrir, que les mottes de terre dans la figure te donnent envie de voler plus haut, plus vite, mais jamais, jamais de t’arrêter ?
Alors oui, ton institutrice n’est pas, mais pas du tout contente de tes colères, de ton besoin d’attention, de tes gestes et parfois de tes coups. Nous non plus. D’accord, tu adores découvrir et interagir avec les autres, grands ou petits, tout comme le reste de l’univers. Tu parles à tout le monde, connu ou inconnu, sur un ton enjoué, curieux ou provocateur. Mais tu dois aussi te maîtriser. Ou : les maîtriser. Tes émotions. Tes colères. Tes pleurs soudains. Tes bouderies qui s’éternisent. Seul ton amour peut s’épancher à volonté en câlins infinis, ce que tu ne manques pas de faire.
C’est difficile, injuste ? Oui
Tu adores les histoires. Cela tombe bien, moi aussi. Les histoires, c’est ton univers en expansion qui défie Einstein et va plus vite que la lumière. Les histoires te dévorent parfois, on ne peut plus arrêter d’en lire ou arrêter la télé. L’imagination est ce qui a fait sortir l’Homme de sa grotte. Et si l’Homme a pu garder un peu de son imagination d’enfant, c’est parce qu’il a toujours raconté des histoires. À des enfants. L’imagination, c’est la source vive qui fait que nous avançons, et nous te la devons, petit-grand de 4 ans à qui nous racontons des histoires. Dévore des histoires, mais ne te fais pas dévorer par elles. Parce que tu dois être un enfant tout le temps, mais il te faut aussi grandir, et les histoires n’y suffiront pas. Comment grandir sans attraper la maladie « adulte ».
Grandir, c’est compliqué
Parfois, on comprend. Après les colères, les bouderies, après les crises, il y a toujours le moment le plus délicieux - celui ou tu te jettes dans mes bras et me serres de toutes tes forces. Il faut fermer les yeux et surtout respirer très fort cet énorme câlin. Le lien énorme qui nous unit ne s’embarrasse plus alors de définitions. On n’est plus malade et tu n’es plus victime de tes émotions. Je n’ai plus besoin d’être « adulte » et tu peux sortir de ta bulle. Alors, nous devenons un seul mi-enfant, mi-adulte, et on peut chacun voir que nous sommes pareils. En fin de compte, exactement pareils.
Mais voilà. Je n’ai pas de solution, pas de recette, pas de livre-miracle, et même l’amour aussi infini soit-il ne résout pas tout. Il faudra t’y faire à ces frustrations, ces émotions, à brider cette imagination qui s’emballe, mais il ne faudra jamais, jamais trop y renoncer, car la maladie « adulte » n’est jamais loin. Petit cœur, petit-grand. Alors, garde le sourire et fonce en rase-motte.
Parfois, les traces blanches des avions en altitude partent en étoile comme les rayons du soleil. Et deux ou trois milliards d’autres choses. Je suis content de les découvrir avec toi, petit-grand. Peut-être pour la première fois.
Alexandre Vandermeersch