Développement de l'enfant
On connait les bienfaits de récits sur les plus grand·es, mais qu’en est-il des 0-3 ans ? Des ambassadrices de la littérature jeunesse partagent leurs convictions sur l’intérêt du récit aussi pour les tout-petits.
Hélène tient son petit neveu dans ses bras. Il a 3 mois. Blotti contre son corps, sa tête est logée dans sa main. Tous deux se tiennent par le regard et, naturellement, la berceuse surgit. La chanson Aux marches du palais dure plusieurs minutes, mais le petit n’en perd par une miette. Son écoute est profonde. Hélène lui adresse cette mélodie lentement. Chaque phrase traduisant la tendresse qu’elle lui porte. La voix se fait lien entre elle et l'enfant. Comme elle a fait lien pour sa fille bercée par ces mêmes paroles toute son enfance. Sa mère l’aimait beaucoup aussi. Cette chanson charrie tout un vécu. « Dans ce moment suspendu, il y a quelque chose de l’ordre du sacré qui m’échappe et me dépasse ».
Hélène Désirant a trente ans de métier. Trois décennies à raconter, chanter, bercer. Son histoire avec le récit commence dans un projet de cohésion sociale de la Ligue de familles du côté d’Ixelles. La conteuse se souvient de sa première fois face à des bébés de quelques mois. « Ils étaient installés dans des relax. J’avais l’impression d’avoir de grands étudiants face à moi tant leur écoute était profonde. C’est rare d’avoir une telle écoute, d’entendre le silence entre deux pages qui se tournent ».
La magie de la langue du récit
Celles et ceux qui ont fait l’expérience de lire, chanter, bercer un tout-petit le savent. À l’instant où l’on entre dans la langue du récit, on quitte l’ici et maintenant. « Il était une fois » est un sésame. À peine prononcé, on entre dans une bulle. Tous les récits, qu’ils soient oraux ou écrits, ont ce pouvoir. Celui de s’évader du quotidien. Celui de nous faire voyager dans un ailleurs à portée de main.
Hélène Désirant, aujourd’hui coordinatrice du prix Bernard Versele à la Ligue des familles, explique ce qu’est la langue du récit. « Dans chaque langue, on retrouve ce qu’on appelle la langue des faits et la langue du récit. La première est une langue usuelle qui permet de gérer le quotidien. Elle est souvent impérative et peu explicite avec des phrases comme ‘Prends ton cartable, on y va’, tandis que la seconde nous fait voyager dans l’espace et le temps pour rejoindre l’imaginaire ».
Dès qu’une phrase est prononcée dans la langue du récit, on projette une image, un film se déroule dans notre tête. « Les adultes pensent qu’un bébé ne peut pas comprendre, que ça ne vaut pas la peine de lire avec lui. Mon expérience à leurs côtés depuis dix-sept ans me prouve tout le contraire, ajoute Dominique Bastin, raconteuse indépendante. Il y a un contact fabuleux chez les tout-petits. Le bébé nous rend l’attention qu’on lui porte en lui racontant une histoire. Une forme d’osmose se crée entre nous ».
Dans l’univers du récit des tout-petits, la partie orale occupe une place importante. Comptines, berceuses, chansons, jeux de doigts, rondes, formulettes… sont autant de déclinaisons de ce répertoire oral enfantin qui se transmet de génération en génération. Un petit pouce qui danse, Sur le cheval de mon papa, La petite bête qui monte en sont des exemples connus.
Un temps privilégié et fortificateur de liens
Chanter des chansons à certains moments de la journée, pendant le change ou le bain, installer un rituel au moment du coucher, c’est offrir un temps privilégié à l’enfant. L’adulte qui lit, chante, berce ne peut pas feindre. Il est complètement investi, c’est ce qui fait la qualité de ce moment partagé et fortifie le lien adulte-enfant.
L’histoire ne s’arrête pas là pour les tout-petits. Les récits sont aussi source de sécurité affective. « La littérature garantit à toutes et tous un début, un déroulé et une fin, explique Michèle Lateur, ancienne coordinatrice du prix Bernard Versele. Qu’est-ce qui dans nos vies peut en dire autant ? On naît dans un monde qui existe déjà, on meurt dans un monde qui nous survivra ».
Michèle Lateur a pu expérimenter la force de la permanence du récit avec sa fille Coline quand elle avait 6 mois. À cette période, sa maman lui raconte souvent Hou ! Hou ! de Jean Maubille (L’école des loisirs). C’est une petite chouette qui entend « Hou ! Hou ! » et se demande qui l’appelle, elle se met en quête auprès des animaux voisins. La poule, le corbeau, mais pas de réponse. La petite chouette poursuit sa tournée pour finalement retrouver sa maman qui était à l’origine du fameux « Hou ! Hou ! ». Chez sa nounou, Coline répète souvent « hou hou », comme pour se rassurer sur le fait qu’elle retrouvera sa maman à la fin de la journée.
Tous les récits, qu’ils soient oraux ou écrits, ont ce pouvoir. Le pouvoir de s’évader du quotidien. Le pouvoir de nous faire voyager dans un ailleurs à portée de mains.
Des comptines comme Pomme de rainette et pomme d’api jouent avec les sons pour faire des rimes qui donnent un rythme et une musicalité. Le récit aide aussi à structurer la pensée et rentrer dans l’abstraction, poursuit Hélène Désirant. « Dans un jeu de doigts comme Ma poule a pondu un œuf, ‘celui-là l’a ramassé, celui-là l’a cassé, celui-là l’a cuit et celui-là l’a mangé. Et le kiki, il n’y a plus rien pour le kiki, lèche le plat, kiki, lèche le plat’, il y a un ordre à respecter. Le récit permet de faire de l’abstraction, l’enfant qui ne vit que dans le factuel ne pourra appréhender correctement les maths, la géo ou la philosophie de la même façon ». Hélène revoit encore sa fille récitant les principes mathématiques qu’elle devait mémoriser sur la même rythmique en s’appuyant de façon identique sur ses doigts.
Une caresse auditive
Il y a aussi tout le pan émotionnel. La lecture permet de mettre des mots et des images sur des émotions. Michèle Lateur cite en exemple le livre en noir et blanc Beaucoup de beaux bébés de David Ellwand (L’école des loisirs) qui présente des bébés de toutes sortes, les expose à la différence, aiguise leur perception des émotions et développe l’empathie du tout-petit.
Dans le champ de l’émotion, la berceuse tient une place particulière, explique Hélène Désirant. « Les berceuses sont surtout véhiculées par les mères. Si elles le pouvaient, elles garderaient leur enfant contre elle, mais ce n’est pas possible, la séparation des corps est nécessaire. Pour la rendre plus douce, nos ancêtres ont inventé les berceuses. Véritable caresse auditive, elles tissent un lien entre la mère et son bébé ».
Plus de doute quant aux bienfaits des récits pour les tout-petits. Reste à savoir si les parents se sentent l’âme de chanter, jouer, bercer ? À cette question, Michèle Lateur a une réponse toute trouvée. « Que vous soyez conteur ou pas, racontez des histoires à vos enfants. Ayez confiance dans votre voix, vos émotions et la tendresse que vous avez pour votre enfant. Entrez dans la langue du récit et vous verrez la magie opérer. Pour celui qui raconte comme pour celui qui écoute, le temps s’arrête. C’est essentiel dans une vie où tout bouge tout le temps. Recevoir des histoires, c’est aussi capital pour un enfant que de boire et manger ».
POUR ALLER + LOIN
Le livre pas à pas entre 0 et 3 ans
Patrick Ben Soussan, pédopsychiatre français, s’est beaucoup intéressé à l’intérêt du livre pour les tout-petits. Dans ses écrits et conférences, il détaille la manière dont l’enfant découvre le livre à mesure qu’il se développe.
Vers 2-3 mois, le bébé commence à tenir sa tête et est capable de porter son attention sur un objet, c’est à ce moment-là que le livre peut faire son entrée dans sa vie. À partir de 6 mois, il explore, c’est la période des « coucou-caché », des livres à toucher. Boutons, textures, trous, il s’en donne à cœur joie. Vers 9 mois, son champ de vision devient plus net, il peut enfin apprécier des dessins et images à leur juste valeur. 1 an signe le triomphe des imagiers, l’enfant montre du doigt, le parent nomme. L’imagier s’apparente à un guide de voyage qui présente le monde, les objets, la famille, les animaux, les émotions. Entre 1 et 3 ans, les histoires se font miroir des phases de développement de l’enfant. Peur des monstres, propreté, pourquoi, la vie, la mort… Tout y passe.
« Depuis 2015, la recherche a démontré que le fait de lire un livre stimule des zones dites associatives dans le cerveau de l’enfant. Alors qu’il est assis, un enfant à qui on lit une histoire d’un loup qui se déplace va activer l’aire motrice de son cerveau. La lecture stimule aussi les aires visuelles, cognitives, émotionnelles et des représentations. C’est une découverte fondamentale qui a amené l’académie pédiatrique américaine à prescrire des livres dès les premiers mois de vie du bébé. »
À LIRE
- Enfantines et Berceuses et paroles pour appeler le sommeil, Marie-Claire Bruley et Lya Tourn (L’école des loisirs).
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