Vie pratique

Les visites à un grand-parent ou à un arrière-grand-parent en maison de repos peuvent déstabiliser. C’est qu’elles se passent plus dans un lieu de soins que dans un endroit où il fait bon vivre. Plaidoyer pour un « changement de culture » avec Stéphane Adam, professeur de psychologie du vieillissement à l’Université de Liège.
« Les maisons de repos, c’est la vieillesse dans toute sa laideur », « C’est triste car c’est signe que la santé se dégrade », « Ça ne sent pas bon », confient des familles qui se rendent dans une maison de repos (ou une maison de repos et de soins). Notre regard sur ces structures est très négatif, en lien avec leur réalité, vraiment pas joyeuse.
Stéphane Adam : « Ce problème de perception existe depuis longtemps. Cette image négative a été renforcée par la crise sanitaire : au niveau mondial, 50 % des décès dus au covid concernaient des personnes âgées vivant en maison de retraite. Et aussi par la sortie du livre Les fossoyeurs de Victor Castanet (ndlr : ce livre-choc sur les Ehpad, paru en 2022 chez Fayard, dénonce tout un système qui maltraite nos aîné·es).
Parmi les mots venant spontanément à l’esprit des gens quand ils pensent à une maison de repos, il y a ‘mort’, ‘mouroir’ et aussi ‘solitude’. Et là, c’est un paradoxe, car on justifie souvent l’entrée d’une personne âgée en maison de repos par le fait que, chez elle, elle est isolée socialement et donc en insécurité. En l’installant dans une structure collective, on se dit qu’elle sera entourée, que cela sera positif. Et pourtant, non, la maison de repos renvoie à l’idée de solitude.
Alors, comment se fait-il que ces structures souffrent d’une image si négative ? Déjà par leur format, elles sont un tue-l’amour ! Ce sont des ‘petits hôpitaux’, déshumanisés, traversés de couloirs froids… »
Reste que l’entrée en maison de repos est une étape dans une vie, synonyme de santé déclinante, de perte d’autonomie, à accepter par la personne âgée et par sa famille…
S. A. : « Vieillir est normal, ce n’est pas une maladie. Mais, dans notre société, nous assumons mal le fait que nous vieillissons. Comme cette question est évacuée, l’expérience de la fin de vie est rendue plus ardue. Le passage du domicile à une maison de repos, quel qu’en soit le modèle, sera toujours difficile. Alors, faisons en sorte qu’il le soit le moins possible !
Prenez la Maison Carpe Diem à Trois-Rivières au Québec, un vrai lieu de vie. En voyant une vidéo à son sujet, la famille d’une personne âgée contrainte de quitter son domicile pour des raisons de santé peut affirmer : ‘Ce serait super’, et la personne âgée peut, elle-même, se dire : ‘Je n’y entrerai pas avec joie, mais je peux m’y voir’. C’est cette envie-là qu’il faut créer. »
Rendre le soin moins visible
Les maisons de repos s’assimilent trop à des hôpitaux, déplorez-vous. La qualité de vie et le bien-être devraient l’emporter sur l’aspect médical.
S. A. : « Le soin, il ne s’agit pas de le nier. Mais rendons ce soin, et la dépendance, moins visibles ! Un couloir de maison de repos, c’est aujourd’hui un couloir d’hôpital : sans déco, avec des chariots médicaux omniprésents. L’uniforme du personnel est un autre exemple de cette dominance du soin – alors que rien ne l’impose. Et pourquoi les activités sont-elles ‘vendues’ comme du soin (art-thérapie, musicothérapie…), et pas comme du plaisir ? »
En faisant fonctionner les maisons de repos selon ce modèle, on tombe dans un cercle vicieux. Plus on aide une personne âgée (plus que nécessaire), plus elle devient dépendante et plus elle demande de l’aide. Or, avec du bon sens, de l’humanité, de l’empathie, on pourrait transformer ce cercle vicieux en un cercle vertueux…
S. A. : « Je suis actif depuis 2010 dans le secteur des maisons de repos, avec cette volonté de sensibiliser sur la nécessité d’un changement. C’est fou, je finis par être gêné de répéter que le bon sens est ce qui doit s’appliquer !
Quand j’interroge des professionnels sur les spécificités d’une structure où ils seraient prêts à mettre un de leurs parents pour des raisons de santé, ils me parlent d’intimité, de liberté, de choix, de l’importance qu’il se sente chez lui, qu’on s’adapte à son rythme, qu’on connaisse son histoire de vie. Que du bon sens, validé par la littérature scientifique ! Pourtant, dans les faits, cela ne correspond pas à la structure dans laquelle ils travaillent. Ils font l’inverse de ce qu’ils trouvent qu’il faudrait faire… parce que leur formation (où manquent des cours sur le vieillissement ou la communication) les a programmés pour ça. D’où leur insatisfaction professionnelle. »
Se sentir chez soi et… utile
C’est une révolution d’installer ce cercle vertueux…
S. A. : « C’est un changement de culture. Le mouvement est parti des États-Unis dans les années 80. Le chantier est énorme, il avance très lentement. »
Décrivez-nous ce chantier.
S. A. : « Il y a, d’abord, la question du cadre. Les chambres des usagers paraissent souvent vides, elles ne sont pas personnalisées. Premier point, donc : réfléchir à l’aménagement des lieux (chambres, salles communes) pour les rendre agréables et attractifs.
Ensuite, il y a la question de l’humanisation. Il est important de connaître les résidents, leur histoire de vie. En papotant avec eux au moment de la toilette ou du repas. Pas en leur faisant passer un interrogatoire quasi policier. Plus on considère la personne âgée avec son histoire de vie, plus on améliore son bien-être.
Il y a, enfin, la question des activités. Elles devraient se déclencher d’elles-mêmes. Or, trop souvent, la flèche va du professionnel vers l’usager. Pourquoi est-ce le professionnel qui détient la clé de l’armoire à jeux ? Une bibliothèque sans livres… mais c’est mort ! Si elle était remplie, les résidents auraient peut-être envie de regarder les titres et d’en choisir un. Je pense aussi qu’un rôle de l’ergothérapeute est de tirer profit des compétences des résidents pour animer le groupe. Cela les amène à se sentir utiles. S’il y a un résident musicien, on fait un petit concert ; s’il y a un résident cuisinier, il nous apprend à préparer la sauce bolognaise, la vraie ! Ce sont des moments partagés… bons pour leur santé. »

« Pourquoi les activités sont-elles ‘vendues’ comme du soin (art-thérapie, musicothérapie…), et pas comme du plaisir ? »
Les proches, des partenaires
La famille doit trouver sa place dans la maison de repos. Ce n’est pas évident.
S. A. : « À cause de la dominance du soin. La personne en blouse blanche se positionne comme celle qui sait – ‘Je sais ce qui est bon pour le résident’. La famille a beau dire : ‘Il faudrait plutôt faire comme ceci ou comme cela’, elle a du mal à se faire entendre. Cela ne veut pas dire que les familles ont toujours raison ou que les professionnels ont toujours tort. Mais il y a souvent un problème de communication entre proches et professionnels, de conciliation de points de vue. D’où de la souffrance de part et d’autre. »
Un mot d’espoir pour conclure ?
S. A. : « Il y a une conscience que cela doit changer. Une conscience collective, politique, des maisons de repos elles-mêmes. Les familles ont un rôle à jouer, en étant vigilantes, en faisant pression. Cela bouge, de façon frémissante, mais cela bouge. »
POUR ALLER + LOIN
- À lire : Maison de repos, maison de vie ? de Stéphane Adam, Manon Marquet et Pierre Missotten (Altura, 2022). À l’ULiège, Stéphane Adam dirige l’Unité de Psychologie de la Sénescence, à l’initiative de nombreuses études. Il a cofondé LyAge (pour Live Your Age), spin-off avec une belle offre de services.
- Amnesty International lutte pour les droits humains des aîné·es, notamment dans les maisons de repos.
ZOOM
« Les vieux, c’est ça ! »
Le regard sur la vieillesse et la vie en maison de repos varie-t-il selon l’âge ? Autrement dit, les enfants en ont-ils une vision différente de celle des adultes ?
Réponse en plusieurs étapes du spécialiste du vieillissement : « Je n’ai pas connaissance d’étude abordant directement cette question. Je voudrais néanmoins citer une étude consacrée au Village Landais, un village Alzheimer situé dans la région bordelaise, qui a une approche ‘comme à la maison’, avec sa place de village équipée de jeux… L’endroit est si agréable qu’on peut imaginer s’y promener en famille. L’étude montre que la perception que les personnes ont de la maison de repos est plus positive quand elles sont confrontées à un tel modèle.
Une autre étude révèle que la vision du vieillissement est plus négative chez les soignants que dans la population générale. Cela s’explique. La majorité des personnes âgées qu’ils côtoient, ils les rencontrent dans le cadre, médicalisé, de leur travail : elles sont malades, en situation de dépendance… De là, ils sont enclins à généraliser.
Aujourd’hui, si on emmène des enfants d’une classe de maternelle dans une maison de repos de type médicalisé, ils seront ‘contaminés’ comme les soignants et se diront : ‘Les vieux, c’est ça !’, on développera chez eux une vision négative du vieillissement. Si, au contraire, on les emmène dans une structure telle que le Village Landais ou la Maison Carpe Diem, où on ne met pas en avant le soin et la dépendance des résidents, ils y verront des personnes âgées comme ils en voient dans leur quartier ou dans leur immeuble. »
TÉMOIGNAGES
Ils et elles en parlent...
- Tom*, 25 ans, conserve une vision négative de l’entrée en maison de repos et de soins de son grand-père, aujourd’hui décédé. « C’était la conséquence du fait qu’il ne pouvait plus rester seul chez lui. La conséquence de la dégradation de son état de santé ». Il poursuit : « Je n’étais pas content d’aller le voir en maison de repos ». Se reprend : « J’étais content de le voir, mais je n’étais pas content d’aller à la maison de repos. J’aurais préféré le voir chez lui ».
- « Les maisons de repos, c’est de la merde ! Ce sont soi-disant des lieux de vie, mais on en est très loin », lance Agnès*, qui garde en elle, après des années, un profond sentiment de révolte contre le système des maisons de repos classiques. C’est son ressenti de fille de son père. « Je regrette qu’on l’ait mis dans une maison de retraite. J’ai cherché désespérément d’autres solutions, avec des aides à domicile… Mais ces solutions-là sont très lourdes financièrement. Alors, je me suis résignée – ce n’est peut-être pas le mot juste mais je n’en trouve pas d’autre ».
Cette expérience a amené Agnès à réfléchir à la façon d’améliorer l’accompagnement des personnes âgées en maison de repos. « Pourquoi c’est horrible ? Parce que les personnes âgées se sentent, pour la plupart, profondément seules, le personnel est souvent trop peu formé, l’accent est mis sur la sécurité médicale et non sur le sens, on ne favorise pas assez la création de liens, les liens sont ténus, parfois inexistants, et en conséquence de tout cela, pour une bonne partie des résidents, la vie a peu de sens et comporte peu de plaisir ».
Une suggestion d’Agnès : « Que les personnes âgées valides fassent des choses utiles (comme distribuer le journal, dresser les tables…), qu’elles contribuent à la vie collective, qu’elles assistent les autres et ne soient pas juste assistées. Cela les valoriserait et leur donnerait l’occasion d’avoir des relations avec le personnel et les autres résidents. Elles se sentiraient vivantes ».
Parce que « la déprime est contagieuse », Agnès propose également de ne pas regrouper les personnes âgées selon leur état de santé, mais de les mélanger. Et aussi de les faire rencontrer des enfants de crèches et d’écoles, des jeunes adultes, des compagnies d’artistes… « Pour qu’elles n’aient pas tout le temps d’autres personnes âgées sous les yeux ». - Colin*, la quarantaine, rend visite à sa grand-mère, 97 ans, en maison de repos tous les mois. « Elle est très mesquine, voire méchante avec ma mère. C’est d’ailleurs plus pour soutenir ma maman que j’y vais », précise-t-il. C’est chez cette grand-mère qu’il passait toutes ses vacances, étant enfant. « Je me rappelle avec plaisir l’époque où elle allait bien ». Elle est restée seule chez elle jusqu’à ses 93 ans. Puis, elle a perdu son autonomie. « Elle n’a jamais accepté de se retrouver en maison de repos. ‘Il n’y a que des vieux !’, répète-t-elle. Si elle acceptait d’être là, si elle s’ouvrait aux autres, si elle était moins aigrie, j’irais certainement la voir plus facilement ».
Pour Colin, « c’est une chouette maison de repos, située dans un joli parc arboré, avec du confort. Le personnel est admirable, patient, gentil. Mais elle a un petit côté ‘mouroir’. Quand tu traverses la salle TV ou le réfectoire, tu vois des personnes qui n’ont vraiment plus l’air bien ». À côté d’autres parfaitement alertes et conscientes, nuance-t-il. Généralement, ce papa est là avec ses jeunes enfants. « Les enfants, ça met de la vie dans une maison de repos. Les regards s’émerveillent devant la jeunesse. Tu fais plaisir aux résidents ». - « Après sa dernière hospitalisation, cela n’a plus été possible pour ma belle-mère (92 ans) de vivre seule chez elle, même avec des aides. Elle est entrée dans une maison de repos et de soins pour un court séjour au départ. Et la voilà là à vie ! », raconte Juliette*. La vieille dame a clairement exprimé son désir de rentrer chez elle. « Maintenant, on a amené son fauteuil, des photos, un petit frigo… ». Si elle est stabilisée sur le plan physique, elle a perdu beaucoup d’autonomie au niveau mental. « Elle a perdu ses repères ».
Les petits-enfants vont la voir, certains plus que d’autres. « Ils vivent les visites assez naturellement. Ils privilégient le lien et le présent. Ils n’ont pas la charge mentale et ne portent pas le poids de la culpabilité, comme les enfants ».
* Les prénoms ont été modifiés.
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