Vie pratique

Pour Marcel Rufo, tout le monde parle de l’enfant imaginaire mais personne du petit-enfant imaginaire. Petit-garçon de la grand-mère Eugénie, extravagante, toute-puissante, et possible grand-père, le pédopsychiatre évoque l’importance extraordinaire des grands-parents. Être grand-parent, ce n’est pas une retraite. C’est un statut.
Pourquoi est-il parfois délicat pour les parents de confier leurs enfants aux grands-parents ?
Marcel Rufo : « Certains enfants n’ont pas gardé un bon souvenir de leur enfance avec leurs parents. Les enfants, parents et grands-parents sont parfois en situation de quasi divorce à cause d’un passé vécu comme douloureux par les enfants devenus parents. En même temps, lorsqu’on a un enfant en tant que parent, on veut parfois compenser toutes nos fragilités et on se dit qu’on est définitivement responsable de l’avenir de ce petit garçon, de cette petite fille. C’est donc moi qui vais réussir, pas mes parents qui, avec moi, n’ont pas totalement réussi finalement. Même si on a un bon vécu avec ses parents, c’est à notre tour d’être responsable du devenir de l’enfant qu’on a. Devenir grand, devenir parent, c’est aussi dire que l’avenir de cet enfant dépend de moi et pas forcément de quelqu’un d’autre. Les enfants, on les adore. Si on peut un peu souffler en ne voyant pas sa fille ou son fils, c’est quand même une bonne chose. À ce moment-là, les personnes de confiance en dehors, c’est certainement les grands-parents. »
Fini les mamys-gâteaux ?
M. R. : « Surtout maintenant. Parce qu’elles sont beaucoup plus jeunes qu’à l’autre génération. Ma grand-mère Eugénie, à 50 ans, était très vieille. Quand on regarde des photos des grands-mères d’avant, elles portent des vêtements traditionnels, l’habit noir du veuvage. Tout cela a disparu. Maintenant, elles se sapent pratiquement comme leurs petites-filles, elles font du shopping ensemble. Le jeunisme et l’individualisme de notre temps a faussé l’image des grands-mères. Elles (se) disent : « J’ai encore à séduire, je dois faire du bodybuilding avec mes copines, qu’on ne mette pas nos gosses sur nos bras ». À leur fille : « Je suis libre en tant que grand-mère plutôt que tu ne me crois dépendante de toi ». Les enfants veulent commander les grands-parents. Il y a un renversement copernicien quand les mères proclament que, maintenant, c’est elles qui commandent puisqu’elles ont un enfant. Le grand-parent est médusé : « Comment cette fille que j’ai toujours commandée, d’un coup, elle me commanderait… Qu’est-ce que cela veut dire ? »
Certaines refusent d’être grands-mères…
M. R. : « Quand une grand-mère dit non, il faudrait quand même qu’elle ait de bonnes raisons parce qu’elle va être jugée par sa fille ou son fils. Les enfants, eux, sont beaucoup plus souples que les grands. Parfois, la grand-mère refuse de rendre service à sa fille parce qu’elle n’est pas disponible. La maman va alors se demander si sa mère l’aime autant qu’elle le dit. La fille fait une collusion sur l’amour que doit porter la mère à la petite-fille en tenant le discours « Puisque tu m’aimes et que tu le dis, tu vas aimer ma fille comme si c’était moi ». Or, ce n’est pas moi. La petite-fille est un personnage à part. Ne pas avoir de grands-parents est un désavantage, car on s’inscrit moins dans une lignée. Cela dit, un frère aîné de la mère, un ami, un voisin plus âgé peut faire office de grand-parent, les enfants l’adoptent comme tel. Ils adorent cette représentation un peu conte de fées des vieux qui leur manquent. L’enfant a besoin de parents, de grands-parents, mais aussi d’une maison ou d’un appartement où l’étagère est un grenier et le petit placard, au ras du sol, une cave. L’imaginaire de l’enfant est vertical. »
Quelles différences voyez-vous entre le rôle des parents et celui des grands-parents ?
M. R. : « Elles sont énormes. D’abord, le grand-parent doit transmettre à ses petits-enfants un passé pour qu’ils aient un présent qui se construise bien. Il a mission d’évoquer le passé, l’arbre de vie de la famille, plutôt que de savoir ce qu’ils deviendront. Le présent est commun, mais le passé est grand-parental et le futur parental. La notion de temps est mieux acquise chez les enfants qui ont des grands-parents que chez les autres parce que, justement, voir ces personnes qui ont travaillé dur, eu des métiers modestes et voir une famille qui a réussi aide beaucoup à comprendre le fait social. Enfin, ils ont un rôle de confiance. Par exemple, on veut séduire les parents et prouver qu’on est l’enfant dont ils rêvent alors que les grands-parents exercent, eux, une observation bienveillante. On peut plus leur dire des difficultés alors que c’est parfois plus complexe avec ses propres parents. »
Vous écrivez : « Avant, les grands-parents éduquaient, les parents comprenaient ». Leur place par rapport à l’éducation a-t-elle changé ?
M. R. : « Avant, les grands-parents croyaient qu’ils éduquaient, alors qu’aujourd’hui ils sont ‘doltoïsés’ : ils cherchent à comprendre comme les parents. Certainement, les grands-parents peuvent porter les valeurs comme la politesse et le respect de certaines règles comme « Tu ne viendras plus à la maison si tu viens habillé comme cela ». On peut être plus « abandonnite » en tant que grands-parents que parents. Ces derniers ne peuvent pas se permettre de rompre avec les enfants, alors que les grands-parents peuvent mettre un peu de distance en disant « Cela ne me plaît pas, ce que tu as fait, alors écartes-toi un peu et tu reviendras quand tu auras changé. Je peux très bien vivre sans te voir ». Comme les parents deviennent grands-parents quand même, ils font faire parfois le sale boulot aux grands-parents parce qu’ils sont dans un jeu de séduction avec les enfants : « Il faut que mon enfant m’aime ». L’affectif prend le pas sur la réalité. Les grands-parents sont plus à l’abri dans la prise de distance, ils peuvent dire les choses avec sérénité, avec radicalité même. »
La grand-parentalité est une seconde chance le la parentalité ?
M. R. : « Les enfants ont servi de ‘première expérience’ avec plein de défauts et de bêtises. Ils vont donc être drôlement plus à l’aise avec leurs petits-enfants. Je dirais que c’est peut-être la deuxième chance d’être encore des grands enfants. Car ils jouent, ils retrouvent leur enfance avec les petits-enfants plutôt que de devenir une seconde fois parents. Il faut parfois étancher le rôle de grand-parent de celui de parent. Nous voulons que des grands-parents dynamiques aient un statut, qu’ils soient désirables. Qu’ils anticipent aussi en parlant de leur propre avenir à leurs petits-enfants, par exemple aller pour la première fois à l’opéra avec leur petit-fils. »