Vie pratique

« Mes enfants sont les traducteurs. Tout le temps »

Les enfants de parents allophones sont souvent sursollicités. Vu leur capacité à apprendre plus rapidement le français que leurs parents, ils deviennent vite pour eux des interprètes et servent de courroies de transmission dans leurs relations avec la société et avec l’école en particulier.

Liz et son mari Thomas sont parents de cinq enfants. Ils ont quitté le Pérou pour rejoindre notre plat pays en 2017. La grande famille s’est d’abord installée en Flandre, dans la commune d’Aarschot, avant d’emménager à Bruxelles il y a un an.
Depuis lors, Jamile et Juan, leurs deux aînés de 20 et 22 ans, ont quitté la maison. Liz et Thomas vivent donc avec Cori, 8 ans, Sony, 9 ans, et Camila, 13 ans. Dans cette famille, aucun des deux parents ne parle le français. Liz témoigne : « Je suis arrivée en Belgique avec un très mauvais niveau de français, de néerlandais ou d’anglais. Cela fut très dur. J’ai tout de suite réalisé l’importance de la communication ».

Côté parent : la dépendance vis-à-vis de leurs enfants

En septembre 2021, bien qu’elle en ait déjà des notions, Liz a commencé à suivre les cours de français langue étrangère (FLE) organisés par la Ligue des familles. Mais elle n’apprend pas aussi vite qu’elle le voudrait.
« J’ai 43 ans, ce qui fait que j’ai du mal à assimiler rapidement une nouvelle langue. Et puis, j’ai peu de temps pour étudier quand je suis à la maison. Mes enfants n’ont pas cette difficulté. »
Par conséquent, peu à peu, Cori, Sony et Camila ont commencé à endosser le rôle d’interprète pour leur maman, rôle qu’ils ne sont pas censés assumer à leur âge. « Ils sont les traducteurs. Tout le temps », et notamment dans les relations à tisser avec leur école.
Quand Liz doit communiquer avec la direction ou les enseignant·e·s, elle comprend 50% de la conversation. Que ce soit pour les lettres officielles, les mots dans le journal de classe, les informations sur les congés scolaires, elle est souvent perdue. Elle en a honte, mais n’a pas d’autre choix que de faire appel à ses enfants pour s’en sortir.
Pour la réunion du comité de parents, par exemple, elle demande à son aînée de 13 ans de l’accompagner. « Cela ne me fait pas plaisir, d’autant plus qu’en la prenant avec moi, je laisse mes plus petits seuls à la maison ». La position est donc très inconfortable pour les enfants, pour les parents, mais aussi, parfois, pour l’école elle-même.
C’est que de l’autre côté du bureau, la situation n’est pas facile non plus. Annick Moureau est directrice de l’institut Saint-Ambroise de Liège. Son école à discrimination positive accueille un grand nombre d’enfants étrangers, de dix-huit nationalités différentes. Certains d’entre eux sont nés en Belgique, d’autres pas, et la grande majorité ne parle pas le français à la maison.
« C’est toute la problématique. Nous voulons nous faire comprendre par les parents, cela n’est pas évident. On tente la gestuelle, mais, souvent, ce sont les enfants qui traduisent. Cette année, par exemple, les 3e et 4primaires partent en classe verte. On transmet aux parents la liste des affaires à apporter : un pantalon, un tee-shirt, etc. Les allophones n’ont pas pu la comprendre et ont demandé à leurs fils ou filles de la leur expliquer à la maison. »

Côté enfants : le renvoi trop rapide vers le spécialisé…

Comme on l’a lu dans les pages précédentes avec la petite Anna Maria, les enfants de parents allophones doivent relever un défi supplémentaire : celui de ne pas être soutenus par un papa ou une maman pendant leur parcours scolaire. À moins d’être accompagnés par une personne externe ou d’être inscrits à l’étude de l’école, ils sont non seulement seuls dans l’apprentissage de la langue, mais aussi face à leurs devoirs.

La conséquence pour les enfants de parents qui ne connaissent pas la langue : un parcours scolaire seul dans l’apprentissage de la langue, mais aussi face à leurs devoirs

Dans la famille de Liz, c’est Camila qui aide Sony et Cori à faire le suivi à la maison. « Moi, j’essaie mais je n’y arrive pas », confie la maman.
En raison de ce manque de soutien, ces enfants peuvent vite se retrouver dans le fond de la classe et accumuler du retard. Annick Moureau le constate particulièrement dans la compréhension du vocabulaire et de la lecture.
« C’est le plus gros problème. En maternelle, les enfants répètent ce qu’ils entendent, mais n’intègrent pas toujours ce qu’ils disent. En primaire, ils savent lire, mais n’en comprennent pas le sens. Cette année, par exemple, en 3e primaire, ils décodent les textes, ont un bon flux, mais ils ne se représentent pas ce qu’ils lisent. Ils n’ont pas la notion de vocabulaire, des mots qui, en langue française, ont plusieurs significations. »
Cela voudrait donc dire que les enfants assument le rôle d’interprète, mais sans disposer de tous les outils de compréhension. Une responsabilité en plus qui pèse sur leurs épaules.
D’habitude, dans une situation « normale », si l’enfant a du mal à avancer à l’école, ses parents font appel aux centres PMS pour qu’il se fasse aider. Quand les parents sont allophones, deux barrières apparaissent très vite : ils n’ont pas les moyens langagiers pour entamer la démarche et ils n’osent pas le faire par peur de mal s’exprimer dans la langue du pays. Ce qui risque d’avoir pour répercussion la réorientation prématurée de l’enfant vers l’enseignement spécialisé.
Simon de Brouwer est le directeur SeTIS BXL, une ASBL qui met à disposition des écoles des interprètes sociaux qui leur permettent de dialoguer plus facilement avec des parents comme Liz.
« Le nombre de déclassements de ces élèves vers l’enseignement spécialisé n’est pas normal, corrobore-t-il. Mais lorsque les établissements scolaires nous contactent, il est souvent trop tard. L’enfant n’est déjà plus en capacité de réacquérir le niveau demandé pour se maintenir dans l’enseignement général. C’est à la direction de l’école de nous joindre plus en amont. »

Jeunesse sacrifiée et culpabilité maternelle

Au fil de la discussion avec Liz, un sentiment de culpabilité s'exprime. Elle souffre du fait qu’elle demande trop souvent à sa fille de la secourir, que celle-ci soit devenue contre son gré la personne de référence de la famille. Ce qui atteint le plus la maman, c’est que pour Camila, c’est devenu normal. « Elle en fait trop. Au point où maintenant, quand je sors, elle ne veut pas me laisser toute seule ».
Or, Liz sent que Camila ne va pas bien. « À son âge, elle devrait profiter de sa jeunesse, de ses ami·e·s, mais elle n’en a pas tant que ça. Elle est introvertie ». En raison de ses trop nombreuses responsabilités, elle n’a pas le temps d’ouvrir son cœur et de rencontrer les autres copines et copains de sa classe.
« Par exemple, les jours où je travaille, je ne peux pas venir chercher les petits à l’école. Le mercredi, ils sortent à 11h40, mais je ne peux pas être là avant 12h30. C’est donc Camila qui les ramène. Et quand je rentre à la maison, elle a cuisiné, lavé le linge, etc. Cela m’attriste, et je ne vois qu’une solution : apprendre le français. »
Assimiler la langue. C’est le seul moyen que Liz voit pour décharger ses enfants de cette mission. En attendant, elle vit avec un sentiment de culpabilité injustifié qui lui pèse. « J’aurais dû anticiper et m’instruire avant de partir pour la Belgique. C’est ma faute si mes enfants sont confrontés à cette situation, car c’est moi qui ai choisi d’emménager ici ».

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