Vie pratique

Oliver, dit « Yo’ », est un grand gaillard de 19 ans, avec une tête d’enfant et des cernes d’adulte. Il ne vient ni d’un milieu privilégié, ni du ghetto. Élevé seul par Stéphania, bonne situation, éduquée, soucieuse de l’éducation de son fils, le jeune homme a toujours eu un problème avec la discipline au point de se faire virer des scouts gamin. Il a commencé à fumer et dealer très jeune.
« Vers 13-14 ans, j’étais, comme beaucoup, fasciné par tout ce qui est bling-bling, genre meufs canons, grosses bagnoles, bijoux, sapes. J’étais dans une école de riches et je n’avais qu’un rêve : me faire des billets ». Le gamin est persuadé qu’être antisystème, c’est adopter les comportements de la rue comme on les montre dans les clips. Il traîne en bande, se bagarre pour n’importe quel prétexte et ne respecte aucun adulte. Arrivent les premières agressions. Puis, très vite, les premiers contacts avec les forces de l’ordre.
Stephania revient sur cette période : « Le gros problème de Yo’, c’est qu’il ne comprenait pas la portée de ses actes. Il a trahi des amis d’enfance. Il s’est fait virer de son école. Jusqu’à mon boulot, en lien avec la justice, j’entendais parler de lui. Lui, vivait tout cela comme une injustice, il se posait en victime. C’était toute la société qui ne s’adaptait pas à lui. Pas l’inverse. Alors qu’il ne faisait que nuire à tout ce qui l’entourait ».
Aussi, la maman fait appel aux AMO (service d'action en milieu ouvert) à proximité de chez elle. Accueil, écoute, information, orientation, soutien et accompagnement pour des gamins jusqu’à 22 ans et leur famille, ce genre de structure tente de remédier aux problèmes qui touchent les jeunes dans leur quotidien. « Bien. Mais trop light pour un gosse têtu comme Yo’ », déplore Stephania. Yo’ rembobine et explique qu’à l’époque, il n’était pas prêt à se faire aider. Sa deuxième famille prédomine. Soit, ses amis, sa bande.
« Certains potes font des séjours en IPPJ. D’autres pètent les plombs et font des conneries de plus en plus dangereuses. On s’entraîne là-dedans. D’un truc un peu à la mode – jouer les caïds –, j’ai commencé à avoir une vie qui me rendait parano et me rendait fou. »
Il est sous influence des stupéfiants 24h/24. Subit des coups de pression. On sonne chez lui en pleine nuit pour le menacer lui et sa mère. Il se fait arrêter pour des actes de vandalisme ou pour possession d’armes ou de marijuana. À 18 ans, il évite la prison de justesse. C’est au cours d’un voyage au Congo, invité dans la famille d’un de ses copains qu’il réalise à quel point il est en train de dérailler.
« J’ai rencontré des gens pleins de vie. Qui se bougent pour des choses qui ont du sens. Je suis rentré. J’ai demandé pardon à ma mère. J’ai cherché un boulot et j’ai tourné le dos à toute mon ancienne vie. Mais encore aujourd’hui, je croise d’anciennes connaissances et j’ai toujours très peur. »
Ci-dessus, un récit de délinquant. Un, parmi d’autres. « Délinquant », u mot tellement utilisé à toutes les sauces qu’il en perd son sens. Ce qui n’aide en rien le parent à se repérer. À partir de quand un enfant l’est-il ? Quand il vole un chewing-gum dans un supermarché ? Quand il agresse un copain ou une copine ? Au bout de combien de fois ? Chez les professionnel·les, les avis sont divisés sur la question. Pour Laurène*, psy de première ligne qui accompagne les familles au tribunal de la jeunesse, dès lors qu’il y a frasque, il y a difficulté. Pour Carine De Buck, pédopsychiatre, responsable de l’équipe médicale de Bru-stars, plateforme bruxelloise pour la santé mentale, la délinquance est d’abord un comportement hors des normes sociétales admises. « Le comportement délinquant chez l’ado, c’est l’arbre qui cache la forêt. Quelle forêt ? C’est ce que le parent doit se poser comme question. Il y a toute une gradation, de la pré-délinquance à l’ado qui pète les plombs et commet des délits graves. Dès lors que ça se répète, qu’est-ce qui va faire le lead par rapport aux comportements du jeune ? L’enjeu pour les parents, c’est de réussir à le comprendre ». Une piste ? Se répéter que, très souvent, les ados font d’abord des bêtises pour attirer l’attention. Être punis. Être entravés. Êtres éduqués. Confronter l’adulte à sa figure d’autorité.
Piquer un chewing-gum peut faire partie de la construction. Le gamin teste les limites, teste le cadre. « Un Homme, ça s’empêche », affirmait Camus. Voilà qui peut aider le parent à dire non. Il est important d’apprendre à ces jeunes à réfréner leurs pulsions. Carine de Buck rappelle que les enfants, comme les ados, apprennent en regardant autour d’eux. « Dire à son enfant, par exemple : ‘Je t’interdis de fumer un joint’, quand on est soi-même mort pété, ça ne va pas ». Aussi, on ne peut pas séparer la délinquance des questions sociétales.
« Société tu m’auras pas »
Les gamins grandissent remplis d’incertitudes majeures, avec, en arrière-plan, une inflation très importante de la précarisation. Les intervenant·es de première ligne interrogé·es pour les besoins de l’article font le constat qu’ils/elles sont en contact avec de plus en plus de parents épuisés. Dans ce contexte, le témoignage de Yo’ évoque un rapport presque séduisant au crime. Une échappatoire ? Une constante ? « Les grands ados n’obéissent plus à des lois, mais aux injonctions du clan, certifie Redouane Boukhari, infirmier et team organiser chez Bru-Stars ». Ce que Yo’ appelle sa deuxième famille, évoque le sentiment d’appartenance autour de la délinquance.
« C’est un véritable problème d’identification, reprend Redouane Boukhari. On passe pour une personne vraie et authentique parce qu’on se balade avec un bracelet électronique ou après un séjour en prison. C’est considéré comme un rituel de passage. Il y a quelques années, j’ai eu un accident de parapente, je me suis balafré la joue avec une aile. Ce qui a inspiré pas mal de respect aux gamins qui pensaient que je m’étais pris un coup de couteau pendant une rixe. Ils trouvaient que ça m’allait très bien… »

« Prenez le temps de comprendre votre enfant, de lui demander, non pas comment il peut faire pénitence, mais comment il peut réparer »
Il y a ce que les intervenant·es appellent une pathologie de l’agir, un problème de symbolisation. Les gamin·es vivent une sorte d’expérience subjective et en sortent grandi·es. L’ado cherche à réparer une faille narcissique, que le passage à l’acte vient restaurer, comme un travail de mise en sens. Les actes ont alors valeur de communication. Pour dire quoi ? Qu’on teste les limites du cadre. Celle de la société. Celle du monde adulte. Qui auraient tendance à reléguer son autorité.
« Parmi les parents que l’on rencontre, on se rend compte que beaucoup se dégagent de leur charge éducative. On jette l’enfant à l’école, qui le jette au prof, qui le jette à l’éducateur », observe Carine De Buck. Elle déplore que les structures scolaires ne soient pas assez contenantes. « À leur décharge, comment contenir un groupe classe à géométrie variable ? ».
Redouane de rajouter : « Résultat, il nous arrive d’être plus en contact avec des éducateurs et éducatrices qu’avec les parents. Plus personne ne veut éduquer. Il y a une trentaine d’années, quand des jeunes tapaient dans des poubelles, on voyait des lumières aux fenêtres s’allumer, une réprimande d’un voisin et c’était réglé. Aujourd’hui un·e gamin·e fume un joint devant une école et les adultes détournent le regard ».
Pas punir, mais réparer
La question sociétale, le pédiatre et psychanalyste britannique Winicott la liait en 1956 au comportement anti-social des jeunes. Se posait la question de savoir s’il s’agissait d’un appel du pied pour avoir un cadre. Ou un appel à la société pour avoir du sens.
« C’est toujours ce que le jeune interroge chez nous, explique Vinciane Ubrecht, psychopédagogue chez Bru-Stars. ‘Eh, les adultes, c’est vous qui nous avez mis là’. Il y a beaucoup de violence en effet. Qu’est-ce qui la déchaîne ? On s’arrête deux minutes. Qu’en fait-on ? On peut enfermer, en effet. On le fait très bien chez nous. On a les structures pour. Mais il faudrait surtout penser et repenser autrement. Un fait divers, c’est d’abord un fait sociétal. »
Nous sommes des êtres limités et vivons dans une société qui nous donne le sentiment du contraire. On agit encore comme si nos ressources étaient inépuisables, alors que ce n'est pas le cas. On parle à tout rompre du climat, mais sans fondamentalement changer nos habitudes. Nos gamins sont éduqués avec toutes ces injonctions paradoxales. Tout ce qui fait autorité a le devoir de leur rappeler leurs limites mais aussi les nôtres, afin de réinjecter du sens. Comment ? Que doit-on faire face à ces jeunes qui débordent ? Se référer à Spinoza, conseille Vinciane Ubrecht.
« Ni rire, ni pleurer, ni détester, mais comprendre . Votre enfant a piqué une chique. Demandez-lui : ‘Qu’est-ce que tu pensais quand tu as fait ça ?’. Prenez le temps de comprendre, de lui demander, non pas comment il peut faire pénitence, mais comment il peut réparer. L’idée, c’est ça : ne pas être dans la punition, mais dans la réparation. Donner du sens dans l’acte de réparer. Le rôle de l’adulte est d’injecter du cadre et du sens. Quoi qu’il se passe, un parent ne doit jamais lâcher son enfant. Quel que soit le délit, il doit rester avec. »
Carine De Buck nuance : « Sauf si le lien est toxique. Ne pas conserver le lien pour le lien. Il arrive aussi que ce soit lui le problème. Quoi qu’il en soit, on met au point un dispositif pour parler ». Redouane Boukhari de rappeler une évidence : « N’oubliez pas, cet enfant, c’est une partie de vous. C’est votre responsabilité, vous ne pouvez pas contourner le problème. Allez au corps à corps ».
*Prénom modifié
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