
Notre imaginaire supporte mal d’associer la femme à la violence. D’où le titre provocant de cet ouvrage, Les femmes aiment-elles la guerre ?, où des chercheurs (euses) interrogent le rapport des femmes à la guerre et les représentations qu'on s'en fait. Cette approche originale de la question de l'égalité des sexes frappe au coeur de nos préjugés et nous oblige à repenser, même lorsqu'on se veut féministe, nos convictions les plus profondes sur la « nature » féminine... Rencontre avec une des coordinatrices de l'ouvrage, l’historienne Anne Morelli.
Pourquoi avoir choisi l'angle du rapport à la guerre et à la paix pour questionner l’égalité des sexes ?
Anne Morelli: « Les femmes sont associées depuis toujours à l'idée de la douceur, au désir de paix, au souci de l'autre. C'est la figure de la mère protectrice qui domine. À l'opposé, la guerre est associée à l'idée de virilité : ce serait une affaire d'hommes. Cette vision se fissure avec la demande toujours plus forte de femmes à pouvoir faire la guerre, voire à pouvoir être des tortionnaires ! Cette réalité, on refuse souvent de la voir ou on la minorise, parce qu'elle perturbe nos représentations. Pensez par exemple à la photo de la tortionnaire d'Abou Ghraib. Pourquoi sommes-nous plus choqués parce que c'est une femme ? »
« Je crois qu'il n'y a pas une manière féminine ou masculine de faire la guerre : une femme ne tuera pas avec plus de douceur ! » Anne Morelli
Doit-on considérer que ce lien fait entre féminité et désir de paix marque une forme d'enfermement de la femme ?
A.M.: « Autrefois, comme les femmes n'avaient aucun droit, elles devaient user des atouts qu'on leur prêtait pour exister, pour pouvoir avoir une action politique, exister comme citoyennes. C'est pourquoi elles se retrouvaient le plus souvent dans les luttes pacifistes. Désormais, elles exigent d'exister davantage comme combattantes. Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Je ne sais pas. Mais c'est une réalité : en Israël, par exemple, où se pose la question de laisser les femmes être tankistes. En Suisse, les femmes se voient encore fortement exclues des postes d'action parce qu'ils sont virilisés (ce qui pose question, puisque la Suisse ne fait jamais la guerre à proprement parler !). Les femmes ne veulent plus être la secrétaire ou la cantinière, elles veulent être aux avant-postes. Et cela se fait au nom de l'égalité. C'est intéressant parce que ça bouleverse nos représentations de l'engagement féministe associé naturellement au pacifisme. »
La Madelon a du plomb dans l’aile
N'est-ce pas la preuve que les femmes se retrouvent obligées de « faire comme les hommes » pour être reconnues ?
A. M.: « Ces nouvelles exigences mettent en lumière la puissance du patriarcat qui subsiste dans nos sociétés. En Israël, cette puissance est illustrée par les religieux qui réagissent au désir des femmes d'être tankistes en proclamant qu’ils auront ‘des bébés tankistes d'ici peu’ ! Il est positif que les femmes puissent exiger d'être présentes dans tous les domaines de la société, y compris l'armée. Mais on voit mal, dans ce monde dominé depuis toujours par les hommes, comment les femmes pourront y amener l'empathie et la douceur qu'on leur attribue. Cela remet en question la thèse qui dit que là où les femmes s'installeront, les choses changeront. Il ne me semble pas que Margaret Thatcher ou Golda Meir se distinguaient par leur douceur et leur empathie... De même aujourd'hui pour la Première ministre anglaise ou d'autres femmes politiques. Elles calquent leur comportement sur celui du dominant. C'est une règle générale qui indique une forme d'aliénation. Mais peut-être est-ce aussi la suite logique de ce combat pour l’égalité ? Si les femmes peuvent avoir accès à tous les domaines, il est normal qu'on les retrouve dans la sphère des guerres, parmi les militaires comme parmi les tortionnaires. »
Les raisons qui conduisent les femmes à s'engager ne sont-elles pas un moyen de se libérer de leur statut de minorité, là où le désir de guerre chez l'homme concerne plus la conquête du pouvoir?
A. M.: « Les combattantes kurdes, par exemple, luttent pour l'autonomie de leur pays, mais aussi pour leur propre autonomie. Donc, on retrouve effectivement un engagement qui est lié au désir d'émancipation. Mais les raisons peuvent être nombreuses : pour certaines, il s'agira de montrer qu'elles peuvent faire la guerre comme les hommes. »
La question du statut social est très souvent aussi un moteur d'engagement…
A. M.: « C'est vrai, mais je crois que c'est quelque chose que l'on retrouve aussi chez les hommes. Il suffit de voir qui s'engage majoritairement dans l'armée américaine : des Latinos et des Noirs. Pourquoi ? Parce qu'ils espèrent ainsi avoir la nationalité, accéder à des bourses, etc. On peut donc retrouver un calcul social, l'espoir que ce passage par l’armée soit un ascenseur social. »
Dire les valeurs par le jeu
Devrait-on encourager les parents à acheter des jeux de guerre à leurs filles pour lutter contre les stéréotypes ou étendre plutôt aux garçons les valeurs pacifistes transmises aux filles?
A. M.: « La question des jeux est une question qui fâche dans certaines familles. C'est là qu'on comprend mieux les valeurs que les parents cherchent à transmettre à leurs enfants. Si vous jouez à Wall Street junior où vous devez acheter les actions lorsqu'elles sont à la baisse et les vendre quand elles sont à la hausse, quelles valeurs transmettez-vous à vos enfants ? La question se pose évidemment de la même façon avec des jouets violents. Avec ceci de particulier, c'est que l'on sera choqué si on voit une fille jouer avec une mitraillette, alors qu'on le sera beaucoup moins avec un garçon. On encourage donc cette culture de la violence chez le garçon alors qu'on l'interdit à la fille. Or, les filles aussi peuvent avoir de la violence en elles. »
Vous excluez donc l'idée que les filles soient pacifistes par nature, que les jeux de guerre ne les intéressent pas du fait de leur sexe?
A. M.: « Je ne me positionnerai pas pour trancher entre la part d'inné et d'acquis. Il faut garder un point d'interrogation pour la proportion de l'un et de l'autre. Les garçons et les filles, ce n'est bien sûr pas la même chose. La femme donne la vie et c'est un fait qui la singularise. Pour autant, dire que le garçon et la fille sont complètement différents est faux. Il y a une part de différence, que l'on ne mesure pas, mais qui est fortement renforcée par l'éducation. Pourquoi, avant même la naissance, veut-on un garçon ou une fille ? Qu'est-ce qu'on projette par ce désir ? Par exemple, on voudra un garçon parce qu'on veut un aîné qui protégera sa petite soeur, etc. Il y a donc déjà tout un projet et la question des armes et de la violence intervient dans ce projet. »
Propos recueillis par Ignacio Suarez