Développement de l'enfant

Un parent sur deux se déclare incapable de dire combien de temps son enfant passe sur son smartphone, ni ce qu’il y fait. De loin, on voit que les ados jouent. Qu’ils explorent le doudou high tech. Mais plus que tout : qu’ils s’écrivent. Et que peuvent-ils bien s’écrire ? Eh bien, on leur a tout simplement demandé. Et pour ordonner tout cela, on ne pouvait pas se passer de la hauteur d’Aboude Adhami, psychologue qui parle couramment l’adolescent.
« Mais maintenant que vous le dites, oui, je passe mon temps à écrire. Après ch’sais pas, c’est considéré comme de l’écriture, les SMS, les snaps et tout ça ? Nous, on a plus l’impression de se parler que de s’écrire en vrai. Même quand on est à côté les uns des autres », Basile, 14 ans
► Le GSM, nouveau langage ?
L’avis du psy : Le GSM est un outil langagier. Ce serait fantastique si les parents pouvaient dépasser l’idée de la machine qui ne fait que vider les pensées, rend accro, etc. L’ado écrit. C’est formidable pour deux raisons.
La première consiste d’abord à « se dire à soi ». Un peu de l’ordre du journal intime dans lequel les ados d’un autre temps notaient ce qui leur passaient par la tête, posaient par écrit certaines pensées et faisaient en sorte que leurs parents découvrent ce qui y était inscrit et ne pouvait se dire. D’ailleurs, ça me fait penser à une idée du psychiatre Robert Neuburger comme quoi l’intime, ce n’est pas quelque chose qui ne se dit pas, c’est quelque chose que l’on sait secret mais que l’on partage quand même.
La deuxième chose, c’est que je dirais que cet outil langagier permet de communiquer avec les autres et historise le lien, l’amitié, la relation. Les jeunes inventent leur propre langage, leurs propres repères. C’est une manière très moderne de signifier leur appartenance.
« Qu’est-ce qu’on s’écrit ? J’ai pas trop envie de le dire. Les profs ou les parents pensent que, genre, on se dit des choses trop graves, trop sérieuses, mais en vrai on peut se dire des trucs futiles. Même se taper des délires, s’envoyer des images, des gifs, des trucs qui font marrer, quoi », Sarah, 13 ans
► Langage futile ?
L’avis du psy : Est-ce qu’il y a beaucoup de futilité dans ce qui est écrit ? Évidemment. Mais comme vous et moi on peut en dire. Si je bois un verre avec un ami, nous ne manquerons pas de nous dire des banalités. Mais n’oublions pas qu’à s’écrire avec autant d’entrain, ils exercent la langue. Ils disent. Ils sont à l’écoute. Ils se font entendre. Je décide, je partage, j’écris des choses qui m’appartiennent. Je m’exerce au fait de formuler les choses. Mais pourquoi ? Pour marquer une appartenance. Ils s’écrivent entre eux, à leur manière. Loin des codes. Loin des parents.
« Ce qui me saoule, c’est quand mes parents lisent mes messages et plutôt que de s’excuser me disent ‘Hé bah, ça vole pas haut, vous ne savez plus écrire les jeunes’. Alors que nous, on va vite, on ne calcule pas la belle phrase. C’est un autre monde en gros ». Coline, 15 ans
► Le langage GSM dégrade la langue ?
L’avis du psy : Je vois bien que, par exemple, mon fils n’a pas la même façon de m’écrire qu’avec ses copains. C’est la plus belle des transgressions : briser les règles grammaticales, les détourner, inventer son propre langage et déroger à la règle. Aux parents qui pensent qu’ils dégradent l’orthographe, je pense qu’ils se trompent complètement. Vous savez, c’est encore un des signes de l’accélération du temps. La langue française n’est pas adaptée à nos styles de vie. Elle est trop complexe, trop longue. Il faut que les ados la contournent, qu’ils l’abrègent pour la rendre plus vivante.
Peut-être qu’il faut rassurer les parents : ce n’est pas parce qu’ils s’écrivent ainsi que leurs capacités rédactionnelles ou orthographiques en pâtissent. Je pense qu’il existe deux canaux. Le français et ses règles, d’un côté. Et de l’autre, les repères des ados. Les parents se font une idée pédagogique de l’écriture, mais leurs gamins s’en foutent. J’ai des jeunes en thérapie qui s’expriment de façon très construite et très riche et qui me montrent des correspondances qui sont en décalage avec leur façon de s’exprimer.
« Ce qu’on s’écrit, dans 98 % des cas, c’est de la drague. Je vais pas vous mentir, monsieur. Si on aime bien une fille, on se connecte, comme un bateau pirate un peu. Et on drague un peu en sous-marin, ni vu ni connu ». Pablo, 16 ans
► Le numérique, outil indispensable pour draguer ?
L’avis du psy : Je ne sais pas très bien si c’est l’outil idéal. Ça, c’est entre eux. Par contre, une chose est sûre : il épouse le rythme de la pulsion à merveille. Le GSM est rapide, il apaise un désir, il est à mille lieues de la pensée rationnelle, trop complexe pour se déclarer. Car quand il y a pulsion, on est en mal de raisonner. On s’écrit de manière rapide, efficace et ambiguë. Oui, on est dans un langage volontairement timoré, que l’on maintient pour réussir à se dire ce que l’on n’arrive pas à formuler. Ça passe par un détour qui va demander des kilomètres de conversations pour effleurer un peu le fond de sa pensée. Un ado qui écrit des mots d’amour, c’est très rare.
« Je me suis fait lourder et, genre, ma copine y a été comme une brute sur Facebook. Tout le monde l’a su très vite. Ses explications, je les ai eues par écrit. Ça a pris des jours. Je suis passé à autre chose depuis, mais, franchement, c’était bien vilain ». Samir, 15 ans
► Le numérique, outil indispensable pour se faire larguer ?
L’avis du psy : On se quitte de la même manière que l’on se déclare. C’est le même trajet, mais à l’envers. Là encore, il y a un détour. Mais les termes « rupture » et « séparation » ne sont pas les mêmes. On rompt pour ne pas dire. C’est moins élaboré que le fait de se séparer. La rupture est de l’ordre de la pulsion. Et la plus belle - si je puis dire -, la plus significative et la plus pulsionnelle des ruptures, elle se fait par SMS. Ou via un statut sur n’importe quel réseau social. C’est à l’image de notre monde pulsionnel. C’est le seul bémol de cette communication moderne. Ce n’est pas propre aux ados, dans le monde adulte il y a de moins en moins d’élaboration. On a de moins en moins le souci du lien séparé. C’est quelque chose de très douloureux. Autant pour les adultes que pour les ados.
« Ha, ha, ce que je fais avec mon G ? Mes parents, ils sont comme vous, à tout vouloir savoir, tout contrôler. Pour de vrai, je crois que ça vous fait péter un plomb qu’on grandisse. Qu’on ait notre propre life. Alors oui, on fait des fautes d’orthographe. Oui, on commet des fautes tout court. Mais c’est notre life. On parle mal. Pas comme vous. On fait des trucs qui vous échappent. Laissez-nous respirer. On ne vous aimera pas moins ». Nejma, 17 ans
► La place du parent là-dedans ?
L’avis du psy : L’ado est constamment dans un processus de séparation. Il agit en mouvement de balancier qui va du point « lien » au point « rupture ». C’est le mouvement perpétuel de l’adolescence. Cette impulsion est composée d’un tas de ruptures. De ruptures amoureuses, de ruptures avec les codes, avec les parents, avec l’école. Quand il s’arrête, le processus adolescentaire est à l’arrêt. Alors, en tant que parent, qu’est-ce qu’on fait ? Finalement, on a juste à accepter que son enfant bouge. C’est important pour la suite car une fois adulte, tout le processus de séparation renvoie d’abord à la rupture de soi bébé avec sa maman et ensuite à celle ado avec ses parents.
Sur quoi on s’écrit ?
Le GSM d’accord, mais au-delà, il faut des applications, des plateformes sociales et autres pour s’écrire, n’est-ce pas ? Notre petite balade nous a permis d’en savoir un peu plus sur les médias chouchous de nos ados. De manière générale, il apparaît que Snapchat ait la cote « grave ». Talonné par WhatsApp et Facebook, en perte de vitesse.
Snap, très bien, mais pour quoi faire ?
Pourquoi Snap’ ? (Oui, arrêtez de dire Snapchat, apparemment). Il semblerait qu’on y ait une parfaite maîtrise de son image. Parce que, plus que jamais, les ados nous ont semblé un peu plus maîtres de leurs outils. À l’image de Basile ou de Samir qui nous ont répété plusieurs fois qu’ils font gaffe à ce qu’ils postent et qu’ils partagent du contenu en fonction de leur cercle d’amis.
Autre avantage : vous n’y êtes pas, chers parents. Il semblerait que depuis que vous squattez Facebook, ce soit beaucoup moins drôle. Ici, on rigole, on se montre sans filtre et, plus que tout, la plateforme n’a pas de compteur « J’aime ». Fini, la course à la popularité. C’est un argument qui fait plaisir à entendre.
En 2018, un téléphone, ça sert aussi à…
S’envoyer des SMS. On est toujours bloqué depuis l’utilisation massive du mot smartphone à s’imaginer que les ados ne vont plus que sur des Apps ou des plateformes. À tort. À vue de nez, chacun des protagonistes de l’article parle de 300 SMS en moyenne. Par semaine. Vous lisez bien. Ce qui fait que le GSM est beaucoup en main. Mais, alors, pourquoi il ne vous répond jamais quand vous l’appelez, votre ado ? Tout simplement parce qu’il a horreur de téléphoner et encore plus de consulter son répondeur. L’écrit est plébiscité à condition qu’il soit rapide et instantané. Hors de question donc de s’envoyer des mails. Et les lettres manuscrites, alors ? « Vous êtes sérieux ? », m’ont-ils demandé le plus naturellement du monde pendant que je me faisais mal au poignet à noter leurs mots avec mon stylo…
Yves-Marie Vilain-Lepage
À lire
La vie secrète du GSM
Nos confrères français Boris Manenti et Céline Cabourg ont poussé l’enquête jusqu’à publier un ebook (livre numérique) intitulé Portables, la face cachée des ados qui décrypte le côté obscur des ados sur le GSM (portable chez les Français) : journal intime, mouchard, accès aux médias, etc. À dévorer pour les parents qui se demandent ce qui se trame derrière ces longues heures passées derrière l’écran.