Loisirs et culture

… pas grand-chose tout court sans bibliothèques, en réalité. Quand on pense livres pour enfant, on pense avant tout auteurs-autrices, illustrateurs-illustratrices, libraires, éditeurs/éditrices, écoles… Et on oublie trop souvent celles et ceux qui ouvrent les premières portes de cet univers enchanteur : les bibliothécaires.
Le cliché de la bibliothécaire statique à lunettes, pellicules dans les cheveux, pull noué sur les épaules qui passe son temps à lâcher à l’assemblée des « Chuuut » qui donnent envie de faire encore plus de bruit, vous l’avez ? Camille Walter (prononcez bien « Valtère », sinon elle vous gronde) en est pile l’inverse. Épiderme camouflé de tatouages, air mutin, rock’n’roll, prompte à dégainer un juron toutes les deux phrases.
La bibliothécaire de la fameuse Biblif de Forest, avec qui on collabore entre autres pour la rubrique des jeux du jeudi (à retrouver tous les… jeudis sur leligueur.be), est l’incarnation physique de cette réinvention bouillonnante que les bibliothèques opèrent depuis des décennies. Ouvertes à toutes les strates sociales, à tous les horizons, lieu carrefour de toutes les disciplines alternatives, aussi bien en collaboration avec des centres culturels exigeants qu’à l’origine d’initiatives écocitoyennes comme la grainothèque.
Vous l’aurez compris, le changement de société passera par ce type de lieux qu’on vous invite, dès que l’occasion vous en est donnée, à faire vôtre. Ce n’est pas entouré de livres, mais autour de quelques boissons houblonnées que l’on parle littérature jeunesse avec cette maman d’un garçon de 4 ans et demi. L’occasion d’aborder ses impressions sur la littérature jeunesse. Un genre qui bouge, lui aussi ?
Camille Walter : « On y traite de plus en plus de sujets. Je ne dirais pas que la littérature jeunesse est à proprement dépréciée, mais qu’elle est peut-être trop souvent considérée uniquement comme un plaisir. Alors qu’on y aborde des thématiques de plus en plus délicates. Par exemple : Le grand méchant loup dans la maison de Valérie Fontaine et Nathalie Dion (Les 400 coups) qui s’attaque à la violence conjugale. Comment on en parle avec les enfants ? C’est un genre littéraire qui sert de porte d’entrée pour approcher des réalités peu relatées comme le métissage, le genre, le féminisme, les parents solos... On s’ouvre à des tas de problématiques sociétales. Et on le fait sans s’encombrer d’un côté très moralisateur comme les Filiozat ont pu le faire avec leur ouvrage sur le consentement. Mon corps m’appartient est truffé de tout un jargon prude alors qu’on y promet de parler de sexualité sans tabous. »
Comment tout cela se traduit-il au sein de votre profession ?
C. W. : « Notre métier consiste justement à accompagner. Le métier de bibliothécaire s’assimile à de l’éducation permanente. On le pratique en semant des petites graines de désobéissance civile. C’est pourquoi on met un point d’honneur à toucher le plus de public le plus tôt possible. Notre bibliothèque, par exemple, a connu deux vies. Celle du quartier Saint-Antoine-Gare du Midi, avec des enfants qui viennent en slash lire dix mangas par jour et finissent par amener leurs parents qui se disent ‘Ouf, c’est gratuit’. Et, depuis peu, celle d’un autre quartier avec un nouveau public, agrémenté de notre ancien public qui nous est resté fidèle. On doit donc coller à toutes ces réalités de la société. Ce qui est toujours très drôle quand on retrouve des enfants de différents milieux à qui on lit un ouvrage comme Familles, chez Didier jeunesse, par l’autrice et illustratrice Georgette. Une famille, c’est quoi ? Un papa, une maman, un enfant ? Bah, pas que. C’est plein de possibilités. Pour faire famille, la seule chose qui compte, c’est qu’il faut de l’amour. »

« On doit réussir à faire en sorte qu’autour du livre, les langues et les discours se délient. (…) Si ça ouvre le dialogue, c’est génial »
Alors, comment vous composez avec toutes ces différences ?
C. W. : « On accompagne les différents niveaux de lecture. Par exemple, Calicochon d’Anthony Brown (L’École des loisirs), un ouvrage sur la charge mentale sorti en 86. La lecture de l’adulte et celle de l’enfant n’est évidemment pas la même. Et les différentes interprétations des enfants sont souvent inattendues. On a vu des gamin·es issues de familles traditionnelles nous dire tout de suite : ‘Ce n’est pas sympa, ils laissent la maman tout faire là’. À nous de faire le lien. De faire en sorte que les visions s’entrechoquent, puis se rencontrent, peu importe l’obédience. Ils et elles doivent toutes et tous avoir accès à la même chose. On doit réussir à faire en sorte qu’autour du livre, les langues et les discours se délient. Le tout confronté à la pudeur de chaque famille. Si ça ouvre le dialogue, c’est génial. »
Vous avez des exemples de prises de conscience nées de vos rencontres avec le jeune public ?
C. W. : « On a parfois des petites victoires personnelles, oui. Il y a, par exemple, des classes que je suis depuis cinq ans, qu’on imagine à mille lieux d’être raccord avec une vision non traditionnelle de la société. Une fois, les élèves m’ont interrompue en plein milieu de la lecture de Elle d’Ania Lemin, qui aborde de façon très subtile la mécanique des non-dits, de la peur de la différence et du regard des autres, à l’occasion d’un atelier philo. Ils m’ont dit : ‘Mais ça, on sait, Madame, c’est intégré’. Là où certain·es enseignant·es dans des écoles a priori plus ouvertes d’esprit se heurtent à des présupposés. On aime bien l’idée de constater que certaines notions que l’on aborde sont acquises. Sans nécessairement faire adhérer les publics. L’idée n’est pas de faire un cours de morale ou de faire rentrer absolument telle idée ou telle autre. Non, tout le boulot consiste, au contraire, à aborder tout ce petit monde qui gravite autour d’eux. Pas de prosélytisme, juste du vivre-ensemble.
Le mot d’ordre ? Confronter. Pas imposer. Quand on le fait dans le cadre d’un travail scolaire, on lance des pistes de réflexion en amont avec les profs. On ne prend personne en traitre. Et si jamais il arrive que lors d’une lecture un samedi matin, je mette un ouvrage un peu trop avant-gardiste sur la thématique abordée, je laisse décanter. Je vois comment les parents réagissent. »

Les parents utilisent la littérature jeunesse comme outil éducatif ?
C. W. : « L’idée de se servir d’un bouquin comme d’un outil n’est pas tout à fait intégrée chez le parent. En fait, ça ne m’arrive jamais qu’on vienne me voir en me disant : ‘Je cherche un livre sur la mort ou sur l’orientation sexuelle, vous avez ça en rayon ?’. D’ailleurs, je ne pense pas que le bouquin sur la mort ou sur l’orientation sexuelle doive servir à l’instant où on est confronté à la question. C’est au contraire quelque chose dont on se nourrit au quotidien pour se prémunir. Il ne faut pas s’interdire d’aller vers ce genre de sujets qui semblent effrayer nos mômes. Et si ça leur fait peur ? Tant pis, on passe à autre chose. La peur des parents et la peur des enfants ne se manifestent pas de la même manière. Chez les parents, il y a les grands tabous. La visite de petite mort de Kitty Crowther (L’École des loisirs), par exemple, fait encore plus peur parce qu’elle aborde la mort, la maladie et le décès d’un enfant. Et pourtant, ça passe bien auprès des enfants. »
D’autres domaines qui font peur ?
C. W. : « Je remarque également que tout ce qui est lié à l’écologie, en particulier à ce qu’on va laisser à nos enfants, le parent n’ose pas trop y aller. Alors qu’un ouvrage comme Le grand ménage d’Emily Gravett (L’École des loisirs) qui évoque la conscience écologique, c’est super. Bon, évidemment, il y a tout ce qui tourne autour des problématiques LGBTQIA+. En particulier l’homoparentalité, soit parce qu’on ne sait pas comment l’aborder, soit parce que la culture avec laquelle on a été élevé ne le permet pas. Comme Deux garçons et un secret d’Andrée Poulin et Marie Lafrance (La Bagnole), par exemple, une histoire d'amitié, voire d'amour, entre deux garçons.
Mais tant mieux, parce que c’est précisément le cœur de notre métier de guider les lecteurs et lectrices, de faire en sorte que chacun·e s’approprie ce lieu. Une chose à laquelle on est beaucoup confronté, c’est l’injonction à la parentalité positive. Allez, prenons par exemple des sujets comme le fait de mettre les enfants au lit ou la diversification alimentaire. Notre rôle consiste aussi à s’attaquer à ces injonctions. On essaie de tendre vers telle référence ou telle autre. Il nous arrive même de partir d’une thématique jeunesse, pour conduire des adultes vers des ouvrages plus complets. Toujours avec cette idée qu’on peut être un parent médiocre, mais un parent aimant. »

Pourquoi le parent doit-il pousser les portes de la bibliothèque ?
C. W. : « D’abord, il est important de rappeler que c’est un investissement quasi gratuit. On sait très bien que les enfants passent vite des dinosaures aux pirates, par exemple. Des passions dévorantes qu’il est important de documenter. Et puis, c’est un des rares lieux où l’on rencontre d’autres parents. Ce n’est pas juste un sanctuaire qui prête des livres. Chez nous, on peut papoter. D’ailleurs, de plus en plus, la bibliothèque devient le troisième lieu, après la maison et l’école. Profitez-en. Laissez votre enfant cinq minutes chercher un livre. C’est cinq minutes pour vous. Et dites vous bien qu’on ne juge pas. Dans les bibliothèques, vous lisez ce que vous voulez. C’est une sorte de safe space en quelque sorte. »
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