Loisirs et culture

Philippe Proux : le bois dont on fait les bons jeux

Ludarden se hisse sur le podium des éditeurs de jeux que l’on aime le plus. Simples, stimulants et d’une beauté sans pareille. On y joue, rejoue, encore et encore. Impossible de rester de bois face à tant d’ingéniosité.

Spiel 2022. Épuisés par l’offre pléthorique du salon allemand surdimensionné, nous faisons une halte sur un petit stand de jeux en bois. Des jeux intelligents, d’une beauté Bauhaus, à la mécanique intuitive que l’on devine d’emblée inépuisable. On joue. On adhère. On veut en savoir plus. Très vite, on prend contact avec l’homme derrière la marque : Philippe Proux. On sympathise. Quelque temps plus tard, il nous propose de faire tester aux familles Arko, un prototype. Aussitôt dit, aussitôt fait. On le fait jouer à des enfants, des parents, des expert·es.
À chaque fois, les retours sont très riches. Philippe Proux en redemande. « Les critiques sont très importantes. Surtout lorsqu'elles sont constructives, donc positives. Je sais qu’Arko n’est pas encore abouti, sinon il ne serait pas encore au stade de prototype. Il manque ce petit quelque chose qui fait un jeu. Souvent, c’est la réflexion d’un joueur ou d’une joueuse lors d’un salon, un festival ou une critique qui me l’apporte ». Tiens, profitons de tout cela pour revenir sur le parcours de cet amoureux du bois.

Raté !

Nos lecteurs et lectrices le connaissent depuis un moment, cet inimitable créateur de jeux à moustache. Des jeux, Philippe Proux en fait depuis longtemps. Il aime le bois et les bricolages qui vont avec. Il en recopie, parfois en changeant les règles, puis en invente. Pour ses quatre enfants. Pour lui. Cet ancien médecin, aujourd’hui pensionné, passe une grande partie de son temps libre dans son atelier.
Noël 1998, il découvre avec enchantement Quoridor, un jeu avec plateau, lamelles de bois qui vont délimiter un couloir à imbriquer et des pions. « Simple et efficace. C’est donc ça que je veux faire. Avec une idée qui me trotte en tête : avoir, un jour, un jeu édité. Fort de ça, je crée Tasso (voir encadré). Soit, le jeu le plus simple possible avec un minimum de matériel ».
Pendant plusieurs années, Philippe Proux essaie d’intéresser un éditeur. En vain. Douze ans plus tard et pas mal de refus essuyés, notre auteur participe à un festival parisien. Il y reçoit, en fin de salon, un prix pour une de ses créations. Alors qu’il rangeait son stand, une personne vient alors tester ce jeu. Il est épuisé et sous le contre-coup de l’émotion, il ne se montre pas sous son meilleur jour. La personne en question représentait un important éditeur… Louper une telle rencontre, un comble après l’avoir tant espérée. Mais notre héros dont on fait le bois ne va pas s’arrêter en si bon chemin.

 

Toutes et tous égaux autour du jeu

Le sort est joueur. D’ailleurs, dans plusieurs langues, « jeu » et « sort » sont un seul et même mot. N’ayant donc pas trouvé un éditeur, il se lance en 2006 dans l’autoédition avec Tasso et Totem en créant Ludarden. Une société belge lui fabrique ses premiers jeux. En fin d’année, il participe à son premier festival, à Ugine en Savoie. Des professionnel·les le remarquent, le poussent à persévérer et l’aident. C’est donc Paille éditions qui le prend sous son aile en le distribuant. D’année en année, jusqu’en 2022, Ludarden édite ainsi une dizaine de jeux.
Depuis, une collaboration est née avec un autre éditeur très apprécié au Ligueur, Helvetiq. En 2021, l’éditeur suisse remarque K3 et l’édite. En 2023, c’est au tour d’Elios. Récemment Helvetiq vient de s’allier avec Steffen Spiele, spécialiste allemand de jeux abstraits. Mais le marché est encore très instable pour ce type de jeu en bois. Et notre homme est en proie à plusieurs doutes.

« Le jeu permet de développer une autre forme d’intelligence. Il permet de déclencher d’autres formes de pensées, de logiques. C’est pourquoi il est si important de jouer avec ses enfants »
Philippe Proux

« C’est beaucoup de boulot d’éditer ses jeux. Les parties administratives sont lourdes et pas drôles du tout. Les taxes, la TVA, les déclarations de douane, j’en passe… Je suis d’abord un auteur, mon seul but est de donner du plaisir aux gens, aux familles. Si nous créons des jeux, c’est pour qu’ils soient utilisés. L’édition ? Chacun son métier et moi, je suis un très mauvais éditeur », lance-t-il le plus sérieusement du monde.
La force de ses jeux ? Les contraintes économiques qui l’obligent à faire des choses élémentaires, tout en présentant des dynamiques complexes. Ce qui l’amuse ? Quand les tribus se réapproprient les règles. « Je rencontre les mêmes familles des années plus tard qui reviennent me voir et qui me disent : ‘Nous, on y joue comme ci ou comme ça à votre jeu’ ».
D’ailleurs, l’importance de jouer en clan, Philippe Proux la remarque autant avec ses enfants, eux-mêmes devenus parents, qu’avec les familles qu’il croise sur les salons. « J’ai toujours eu des difficultés à l’école. Le système scolaire ne convient pas à tout le monde. Le jeu permet justement de développer une autre forme d’intelligence. Il permet de déclencher d’autres formes de pensées, de logiques. C’est pourquoi il est si important de jouer avec ses enfants. De leur montrer qu’il y a d’autres compétences que ce que l’on apprend à l’école. Il faut être astucieux face à un jeu. Et puis, je crois que c’est un très bon remède anti-écran. Dans les salons, je vois peu d’ados avec des téléphones ».
Ces jeux abstraits en bois semblent susciter de plus en plus d’intérêt. Philippe Proux est évidemment de cet avis. « J’entends depuis trente ans que les jeux en bois, ça ne marchera pas. J’ai toujours été convaincu que c’était porteur. On voit se développer des gammes pour adultes, pour enfants, ça prend de la vigueur. Le côté bois, écolo, ingénieux, correspond aux attentes de beaucoup : revenir à quelque chose de plus simple. Est-ce que des grosses boîtes avec du plastique et du vide, ça a encore du sens dans notre monde ? ».
Seul regret, que ses jeux n’intéressent qu’un certain type de joueurs et de joueuses. Il nous livre une anecdote à ce propos. Il y a quelques mois, notre homme participe au salon Paris est Ludique ! Arrivent deux gamins de 11-12 ans, « péri-urbains », agités. Philippe Proux reconnaît qu’il a eu un a priori sur le moment et leur propose son jeu le plus simple, Masker. Ils adorent. Ils y jouent calmement et s’amusent. Il leur propose d’essayer d’autres choses, mais leur but initial était de jouer à Ovoo (voir encadré), ce qui, finalement, arrive.
« Ils sont restés une demi-heure. Assis, calmement, sans se chamailler. À jouer avec beaucoup de plaisir. Je finis par leur donner une boîte. ‘Mais je n’ai pas d’argent, monsieur’ – Je vous la donne si vous me promettez d’y jouer ensemble. Il sont repartis avec des yeux que je n’oublierai jamais. Le jeu doit servir à ça. À révéler des potentiels. Faire jouer les gamins, les gamines, les mettre à égalité avec les petits copains et petites copines peut-être plus favorisé·es. »

© Camille Walter

ZOOM

Les jeux Ludarden

Arko : très amusant de tester un prototype. Instructif, également. On a compris qu’il y a la façon de rêver un jeu… et sa création. Entre les deux ? D’innombrables phases-tests. Philippe Proux nous a aussi averti : « Je suis nul pour rédiger des règles du jeu ». 40 triangles de couleur. Un hexagone arc-en-ciel : l’Arko. Deux équipes ou deux adversaires. Dès qu’un camp a exécuté un hexagone en piochant des pièces, il récupère l’Arko. Le but ? L’avoir en sa possession à la fin de la partie, soit une fois toutes les pièces écoulées.
On a fait des retours à l’auteur au gré des parties. Celui-ci les a pris en compte et a affiné les dynamiques en fonction des avis. Nous en sommes à la dernière ligne droite. Les suggestions viennent de partout. « Pourquoi pas plus de pions ? Pourquoi ne pas retourner l’Arko qui changerait de couleur ? Pourquoi ne pas créer plus de twist autour des jokers ? Pourquoi ne pas aimanter les pièces ? »... On en ressort chaque fois avec le tournis. La suite ? On attend la sortie du jeu dans sa version définitive avec vive impatience. À suivre donc…

Ovoo, Nivos, Tasso… on les a testés et fait tester ces incontournables de Ludarden. On vous raconte tout ça dans la chronique « Jeudi, c’est jeux, dis ».

À LIRE AUSSI

Diciassette – Helvetiq

Loisirs et culture

Diciassette – Helvetiq

Samira Sridi : femme, coiffeuse et Verviétoise solidaire

Société

Samira Sridi : femme, coiffeuse et Verviétoise solidaire

La ludothèque, parent pauvre des politiques culturelles

Loisirs et culture

La ludothèque, parent pauvre des politiques culturelles

Les infos collectées sont anonymes. Autoriser les cookies nous permet de vous offrir la meilleure expérience sur notre site. Merci.
Cookies