Développement de l'enfant

Selon Sylvie Ayral, docteur en sciences de l’éducation et auteur de La Fabrique des garçons. Sanctions et genre au collège (PUF), l’école devrait davantage aider les garçons à être à l’écoute de leurs émotions et de leurs aspirations. Or, à ce jour, elle a plutôt tendance à renforcer le diktat de la virilité.
On entend parfois dire que le système scolaire est plutôt conçu pour les filles, censées être plus dociles, plus attentives, davantage capables de canaliser leur énergie. Est-ce exact ?
Sylvie Ayral : « Non, certainement pas. Historiquement, le système scolaire a été pensé pour les garçons. En revanche, on constate que jusqu’à un âge assez avancé - la fin du secondaire -, le taux de réussite est généralement supérieur chez les filles. Cela s’explique en grande partie par les attentes sociales qui sont formulées à leur endroit depuis la naissance : on leur demande d’être sages, mignonnes, propres, douces, souriantes, dociles… Aussi, une fois en classe, elles vont très rapidement s’appliquer, essayer de faire plaisir aux enseignants. Les garçons, eux, seront plutôt encouragés, plus ou moins implicitement, à s’adonner à des activités physiques, à bouger, à privilégier le plein air. Par exemple, on acceptera plus facilement qu’ils se salissent. De toutes parts, des tas d’injonctions viennent façonner l’identité sexuée, la conformité avec les attentes sociales. Une identité et des attentes qui, dans le cas des garçons, ne correspondent pas toujours au fonctionnement de l’école (lire l’encadré Sauvons, les garçons !). »
Peut-on dire que les enseignants, en dépit du principe affiché d’égalité entre les sexes, se comportent différemment vis-à-vis des filles et des garçons ?
S. A. : « Les élèves adoptent des comportements qui, la plupart du temps, vont coller aux normes de sexe. Les enseignants, eux aussi, sont des êtres sexués. En classe, ils réagissent généralement en tant qu’hommes ou femmes, ou du moins en fonction de ce qu’ils pensent être un comportement masculin ou féminin. Par exemple, certains professeurs masculins utilisent volontairement un vocabulaire plus grossier lorsqu’ils s’adressent à des garçons, sur le mode de la connivence ou en jouant sur le fantasme de la confrontation virile. Il n’est d’ailleurs pas rare que, dès la rentrée, leurs élèves les évaluent suivant le timbre plus ou moins grave de leur voix. Leurs collègues femmes, elles, jouent plutôt sur le registre de la séduction, ou bien, lorsqu’elles sont plus âgées, mettent en avant leur caractère maternel. Bien entendu, les enseignants ne s’en rendent pas compte et nient fermement adopter une attitude différente selon qu’ils se trouvent devant un garçon ou devant une fille. Mais pour peu qu’on leur demande d’analyser des situations professionnelles, ces rapports de sexe leur sautent aux yeux. Cette prise de conscience peut apparaître douloureuse, car elle les conduit à revoir leurs pratiques. Mais elle s’avère surtout enrichissante et prometteuse. Car elle permet de remettre en cause l’ambiance générale, les rapports de violence et de domination au sein des établissements scolaires. »
Des remises en cause dans certains établissements
En France, 80 % des sanctions infligées au collège (ndlr : soit de la 6e primaire à la 3e secondaire) visent les garçons. Ces derniers sont-ils davantage enclins à la transgression ? Ou bien sont-ils d’une certaine manière poussés à faire des bêtises, à enfreindre le règlement intérieur ?
S. A. : « Il y a des deux. Se construire comme futur homme, c’est transgresser, c’est bousculer les règles, apporter la preuve de sa virilité aux autres garçons. Le moment où cela apparaît avec le plus de force est celui de la puberté, qui vient tout sexualiser. Un rapport de genre se superpose à la relation pédagogique. À 13 ou 14 ans, la norme n’est pas celle de la famille, ni celle de l’école, mais celle des pairs. Pour montrer qu’ils ne sont ‘pas des filles’, ‘pas des homos’, beaucoup s’emparent du système de sanctions : on répond à la prof, on refuse de faire du dessin ou de la musique, activités supposés féminines. À l’inverse, on s’investit davantage dans des matières réputées masculines : les maths, les sciences, la technologie, voire exclusivement dans le sport. Tout cela a un fort impact sur l’orientation. Une partie des garçons se construisent ainsi dans une démonstration permanente de la rébellion, de la force physique, de la domination. Contrairement à ce que l’on prétend, pour eux il ne s’agit pas de ‘problèmes’, de ‘troubles du comportement’, mais tout simplement de conduites sociales. D’ailleurs, beaucoup se permettent dans la cour de récréation des agissements (insultes sexistes, propositions obscènes, voire attouchements) parce qu’ils sont encouragés et validés par le groupe, des agissements qu’ils ne se permettraient jamais s’ils étaient seuls. Cela conduit un certain nombre d’entre eux à la catastrophe : l’immense majorité de la population carcérale est masculine ; de même, les hommes sont à l’origine de la plupart des accidents de la route et sont quasiment toujours les victimes des décès traumatiques liés au sport… Et je ne parle pas des pressions que subissent les garçons qui cherchent à être de bons élèves et qui se voient traités d’intellos, de ‘bolosses’ et autres noms d’oiseau. Ni de ceux qui se sentent obligés d’en rajouter dans le registre de la virilité pour cacher leur homosexualité. »
Vous affirmez que le système de sanctions est, en France, le plus souvent indépendant du projet éducatif, qu’il fonctionne quasiment de façon autonome. Pourquoi ?
S. A. : « Même si les choses sont en train de changer dans beaucoup d’établissements, on a trop tendance à minimiser, voire à occulter totalement le processus émotionnel qui se cache derrière les transgressions. Et cela apparaît contre-productif, pour ne pas dire pervers, quand les punitions tombent pour un oui, pour un non, parce qu’untel a parlé avec son camarade, que tel autre a oublié son cahier... Heureusement, un certain nombre d’établissements ont pris la mesure de l’enjeu et essaient de revoir leur système de sanctions en misant davantage sur la responsabilisation des élèves et en privilégiant des travaux d’intérêt général, par exemple. Mais tous ne peuvent pas s’appuyer sur des structures extérieures pouvant accueillir dans ce cadre les élèves sanctionnés. »
Performance et compétition, des valeurs à bannir
Comment sortir de cette situation ?
S. A. : « Depuis plus de trente ans, on met l’accent sur l’émancipation des filles qui, désormais, hésitent moins à s’orienter vers des filières parfois considérées comme plus nobles, parce que réputées masculines (sciences, sport, etc.). Mais cette démarche est vouée à l’échec si on n’aide pas l’autre moitié de l’humanité à s’émanciper des normes qui visent à faire des hommes des dominants, si l’on n’accepte pas de se pencher pour de bon sur ce que j’appelle ‘la fabrique des garçons’. Certes, on peut avoir l’impression que ces derniers jouissent d’une plus grande liberté, mais, en bout de course, cela ne les aide guère à être heureux, à réussir leur vie. Ceux qui ont un modèle différent à la maison pourront jongler entre la norme des pairs et celles des parents, qui les emmèneront au théâtre, leur feront écouter de la musique. Mais les autres, souvent ceux des milieux les plus populaires, seront initiés très tôt aux démonstrations viriles par leur père, leurs frères aînés, leurs oncles : ils rentreront tard le soir, boiront très jeunes, les accompagneront à la chasse… Ce faisant, ils risquent de se couper d’une partie d’eux-mêmes, de passer à côté de tout un tas de bonheurs. On a tous à gagner à apprendre aux garçons à vivre différemment. »
Comment l’école peut-elle y contribuer ?
S. A. : « Elle y parviendra si elle cesse de mettre en permanence l’accent sur la compétition et la performance, des valeurs qu’on pourrait dire masculines. Elle doit au contraire favoriser l’entraide, lutter contre le racisme et le sexisme, ouvrir les élèves, et en particulier les garçons, sur leurs émotions, leur ressenti, en leur proposant des activités artistiques, des ateliers philosophiques, en multipliant les moyens d’expression, en leur offrant des outils d’analyse psychologique. Il faut aussi former les adultes aux processus émotionnels à l’œuvre dans la classe et ne pas chercher, comme on le fait aujourd’hui, à canaliser à tout prix l’énergie du corps, en restant assis sans bouger pendant des heures interminables. »
Propos recueillis par Denis Quenneville
À lire
Sauvons les garçons !
« Les garçons sont devenus, en quelques années, le deuxième sexe de l’école et occupent sans conteste la place la plus défavorable au sein du système éducatif, place caractérisée par l’échec scolaire et la sous-qualification massive ». C’est là le constat que dresse Jean-Louis Auduc dans un livre paru en 2009, Sauvons les garçons ! (éd. Descartes & Cie).
Ce spécialiste de l’éducation, longtemps en charge de la formation des enseignants, déplore que les garçons n’aient plus guère, notamment durant leurs premières années d’école, de figures masculines auxquelles s’identifier. Convaincu que la mixité ne suffit pas à régler les problèmes d’égalité, constatant que toutes les structures de décrocheurs sont fréquentées quasi exclusivement par des garçons, l’auteur affirme qu’il ne faut pas hésiter à ménager, tout au long du parcours scolaire, « des moments séparés ».
Cela permettrait, dit-il, à des garçons souvent très en retard en lecture et en écriture de bénéficier d’un programme adapté de réussite éducative. Objectif : leur permettre de travailler spécifiquement, quelques heures par semaines, sur ces apprentissages, loin du regard des filles.