Développement de l'enfant

Dans son livre Résister à la culpabilisation, l’autrice et journaliste féministe Mona Chollet consacre un chapitre à cette impression d’en faire soit trop, soit pas assez. Une impression qui tenaille tant de femmes lorsqu’elles deviennent mères.
Tu devrais être heureuse, ton bébé est en pleine santé !
Cela dit, il irait sans doute encore mieux si tu avais continué à l’allaiter…
Tout ça pour récupérer du temps pour toi. Tu serais pas un peu égoïste par hasard ?
Si vous êtes du genre à vous brancher sur « Radio Culpabilité », ces reproches injustifiés vous sont familiers. Mais d’où vient cette petite voix intérieure qui nous accuse sans cesse de ne pas être à la hauteur ? C’est la question que pose Mona Chollet. L’autrice et journaliste féministe décortique dans son dernier livre la manière dont le sentiment de culpabilité imprègne différents aspects de nos vies, comme le travail, l’engagement ou encore la maternité.
Si elle parle de « culpabilisation » plutôt que de « culpabilité », c’est parce qu’il s’agit souvent d’un sentiment intériorisé à force d’injonctions sociales bien ancrées, explique-t-elle lors d’une interview sur France Culture. « De manière insidieuse ou ouverte, on est entourées de stéréotypes négatifs auxquels on n’a pas envie de ressembler, ainsi que d’images positives auxquelles on s’échigne à ressembler. Tout cela crée une sorte d’ambiance, de toile de fond qui, inévitablement, a des effets sur la vie intérieure ».
« Des souffrances immenses, pour rien »
Très présente dans notre société, cette tendance à culpabiliser trouve notamment sa source dans l’héritage chrétien et son « obsession pour la faute », analyse Mona Chollet. Mais le sentiment de culpabilité tout particulier qui frappe tant de nouvelles mères a une origine bien moins lointaine, constate-t-elle dans le chapitre qu’elle leur consacre.
« Le modèle de ‘l’ange du foyer’, de la mère de famille douce et dévouée, fleurira au XIXe siècle et servira à tyranniser d’abord les femmes des classes supérieures, avant de s’étendre à toutes ». Un phénomène étroitement lié à la prise de conscience progressive, tout au long du XXe siècle, de l’importance du bien-être de l’enfant. Sans remettre en question cette importance, elle souligne à quel point l’invocation de la cause des enfants ne cesse de contribuer à l’asservissement des mères.
Ce « chantage extrêmement efficace » opère de façon subtile, au travers d’un « script » à respecter, résume Mona Chollet au micro : « Il faut adorer être enceinte, il faut accoucher très facilement, par voie basse, il faut allaiter, il faut être immédiatement submergée d’amour pour son enfant. Il y a comme ça toutes sortes d’obligations qui ne sont peut-être jamais vraiment dites, mais qui créent une immense angoisse quand toutes les cases ne sont pas cochées. C’est terrible parce que ça crée des souffrances immenses, pour rien. La force de ces attentes sociales plonge certaines femmes dans la dépression et les empêche d’accueillir sereinement la singularité de leur vécu ».
Un idéal inaccessible
Peu préparées, les jeunes mères se prennent de plein fouet le décalage entre cette image d’Épinal et la réalité, et se mettent à douter de leurs capacités. « Les mères sont placées dans une telle position de vulnérabilité qu’elles interprètent le moindre aléa, le moindre écart avec le scénario idéal de la maternité – sans même parler des cas où un danger réel menace l’enfant –, comme une confirmation de leur inadéquation. Rien ne peut ne pas être de leur faute ».
Cette vulnérabilité et ce sentiment de responsabilité exacerbé, l’autrice les met en lien avec la solitude des jeunes mères durant le post-partum, et avec le peu de confiance qu’on leur témoigne, en les inondant bien plus que les pères de conseils non sollicités.
À l’appui de son raisonnement, la journaliste cite de nombreux témoignages, dont la plupart sont tirés de textes écrits par des femmes, de plus en plus nombreuses à décrire sans l’enjoliver leur expérience de la maternité. « Aujourd’hui, alors qu’un nombre croissant d’autrices s’emparent du sujet de la maternité, auquel elles consacrent autant d’essais que de romans, on peut espérer que les mères parviennent mieux à mettre au jour la violence qui leur est infligée ».
Entre mère poule et mère corbeau
Mona Chollet cite notamment l’écrivaine Marie Darrieussecq qui raconte, dans son livre Le Bébé, comment une sage-femme lui a lancé : « Ça va empêcher la montée de lait » en la surprenant en train d’écrire. Elle y voit une illustration de l’« injonction à l’oubli de soi » qui pousse de nombreuses mères à culpabiliser lorsqu’elles se consacrent à leur travail, à leurs loisirs, ou encore à leur vie sociale. Et souligne un paradoxe : « Les mères sont prises en étau entre ces deux modèles repoussoirs : la carriériste égoïste au cœur de pierre et la mère névrosée, étouffante ». En Allemagne, explique-t-elle, on nomme la première « mère corbeau ». Et en France, on appelle la seconde « mère poule ».
Le livre Résister à la culpabilisation ne propose pas de méthode-miracle pour se débarrasser de notre tendance à culpabiliser. Mais il invite à se poser des questions et à mieux la comprendre. Or prendre conscience que notre « ennemi intérieur » est, au moins en partie, un « ennemi intériorisé », qu’il s’agit d’un véritable phénomène de société, n’est-ce pas faire un premier pas pour s’en distancer, et donc pour y résister ?
- Mona Chollet, Résister à la culpabilisation. Sur quelques empêchements d’exister (Zones, 2024)

ZOOM
Parents culpabilisés, parents épuisés ?
Nathalie Velu, psychologue clinicienne, organise les Ateliers des parents de la Ligue des familles et participe à des recherches sur le burn-out parental. Le sentiment de culpabilité y est très fréquent, nous dit-elle.
Sentiment de culpabilité et burn-out parental sont-ils liés ?
Nathalie Velu : « Dans une méta-analyse de toutes les études menées ces quinze dernières années au sujet du burn-out parental, Moïra Mikolajczak et Isabelle Roskam, de l’UCLouvain, ont pu observer qu’il y avait une corrélation très élevée entre le burn-out parental et le sentiment de culpabilité. Ce dernier est un des principaux symptômes et une conséquence importante de ce syndrome. Du côté des grands facteurs de risque du burn-out parental, on retrouve par ailleurs le ‘perfectionnisme socialement prescrit’, c’est-à-dire l’impression qu’ont certaines personnes de ce que la société attend d’elles et qu’elles se fixent comme exigence, comme but à atteindre, même si c’est irréaliste et impossible à tenir. »
Le « perfectionnisme » est aussi le reflet d’une certaine pression sociale ?
N. V. : « Tout à fait. Il y a beaucoup de choses qui peuvent jouer dans le perfectionnisme, mais ce n’est pas uniquement une problématique individuelle. Dans une autre étude intéressante, les mêmes chercheuses ont montré que s’il y a plus de burn-out parental dans les sociétés occidentales individualistes, c’est notamment lié à la culture de la performance et de la compétition qui y règne. Non seulement les parents ont l’impression de devoir gérer seuls, mais il y a ces exigences, ces attentes qui infusent, même dans la parentalité. Ils vont comparer ce qu’ils s’imaginent être attendu d’eux en tant que parents (que tout soit tout le temps bien rangé et qu’en même temps, on passe plein de temps avec les enfants, etc.) avec ce qu’ils sont réellement. Et quand le décalage entre les deux est important, c’est un énorme facteur de stress et d’épuisement au quotidien. Il y a donc quelque chose à faire au niveau sociétal pour aider l’individu, qui a déjà tellement à porter. »
Y a-t-il des outils qui peuvent aider les parents ?
N. V. : « Parmi les outils que j’ai beaucoup utilisés avec les parents et qui peuvent vraiment aider, il y a la pleine conscience et l’autocompassion. La pleine conscience permet de prendre un peu de recul par rapport à certaines pensées qui deviennent automatiques et sont inscrites dans nos têtes comme des vérités, par exemple : ‘Je dois avoir un logement constamment impeccable, sans désordre’. Le fait de marquer une pause et d’en prendre conscience permet de se demander : est-ce que cette pensée m’appartient ? Est-ce qu’elle est ‘vraie’ ? Est-ce qu’elle m’aide ? Quant à l’autocompassion, c’est un ensemble d’exercices qui permettent de se faire du bien et remplacer une injonction insupportable par une phrase bienveillante comme : ‘Tu es une maman extraordinaire, ton appartement peut être en désordre, c’est O.K.’. On peut par exemple se demander : qu’est-ce que tu dirais à ta meilleure amie ? »
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