Développement de l'enfant

Quand nos petit·es prennent leur autonomie

Quand nos petit·es prennent leur autonomie

L’adaptation en BD du roman de Tomi Ungerer Pas de baiser pour Maman est l’occasion de redécouvrir l’histoire décoiffante de Jo, petit chat excédé par une maman débordante d’affection. L’occasion aussi de se mettre dans la peau de ces enfants qui, en grandissant, ne veulent plus entendre parler ni de « petit choux », ni de bisous !

« Ne me chéris pas tant, Maman, lance Jo à sa mère à la table du petit déjeuner, ça me coupe l’appétit. Je ne suis pas non plus ton petit chou au miel. On m’aurait éjecté de l’équipe si je jouais comme un chéri ou si je ressemblais à un petit chou au miel. Et puis, j’ai l’honneur de te faire savoir, chère Maman, que les choux au miel, ça n’existe pas. »
Jo est un petit chat très porté sur les bêtises et terriblement agacé par sa mère qui le couvre de bisous et autres marques de tendresse. S’il était un enfant, on lui donnerait… entre 5 et 10 ans. Mais ce n’est pas un enfant. C’est un petit chat, héros du roman Pas de baiser pour Maman, sorti tout droit de l’imagination de l’auteur et dessinateur Tomi Ungerer en 1973.
Toute ressemblance avec des personnages réels est donc purement fortuite. Quoique… ça vous dit quelque chose, vous ? Nous aussi, en fait. Et Mireille Pauluis, psychologue, le confirme : les enfants qui, un beau jour, ne veulent plus de bisous ni de petits noms mignons, c’est courant.

« Il y a des enfants plus câlins que d’autres »

La manière dont on exprime son affection dépend de la culture familiale, elle-même teintée de culture nationale ou régionale. « Chez nous, en Belgique francophone, on est devenus beaucoup plus câlins qu’avant. Aujourd’hui, on se dit bonjour en se donnant un bisou. Il y a cinquante ans, cela ne se faisait qu’avec les personnes très intimes ».
C’est aussi une question de personnalité. Personnalité du parent et personnalité de l’enfant : « Il y a des enfants, dans une même famille, qui sont beaucoup plus câlins que d’autres, et certain·es qui perçoivent plus vite qu’on entre dans leur territoire intime ».
L’expression du lien affectif évolue et se nuance également avec l’âge : « Le tout petit bébé a besoin, pour sa survie, d’être contenu physiquement, d’être entouré, cajolé. Cela renforce sa sécurité de base ». Cette « fonction contenante », comme l’appelle Mireille Pauluis, garde son importance tout au long de la vie, dans les moments difficiles, par exemple : « Un enfant qui se fait mal a envie qu’on le prenne dans les bras. Cela reste le plus gros des réconforts ».
Mais au quotidien, plus un enfant grandit, plus le contact avec lui va pouvoir passer par le regard, par la parole… « On n’est plus obligé·e de ‘bouffer’ son enfant de 2 ou 3 ans pour lui dire qu’on l’aime. On peut aussi lui dire avec des mots, avec des gestes, en l’écoutant. C’est important de respecter ce dont chaque enfant a besoin ».

« Des baisers, toujours des baisers ! »

Revenons à Jo et à sa maman, madame Chattemite. Blessée par la tirade cinglante de son petit chou au miel, elle réplique en reniflant : « Cesse de me parler ainsi. Chaque mot est comme un clou enfoncé dans mon cercueil ! Quand je pense à tous les petits chats mourant de faim dans ce monde et grelottant dans quelque ruelle déserte, mon cœur se serre de tristesse ». Mais il en faut plus pour déstabiliser Jo, bien décidé à se rebeller contre cette mère qui l’étouffe.
« Ne m’embrasse pas devant tout le monde », explose le petit chat quelques heures plus tard, à la sortie de l’école. « Des baisers, toujours des baisers ! Je déteste ça, je n’en veux pas. Des baisers pour dire bonjour, des baisers pour dire bonsoir, des baisers pour dire merci… ». Cette fois, Madame Chattemite « ne sait que dire, ni que faire ». En tant que parent, cela peut faire un drôle d’effet de se sentir « rejeté » par son petit « bébé » qui grandit… Comment se raisonner ?

Quand il y a eu un attachement fort et solide, l’enfant a une base de sécurité qui lui permet d’aller découvrir le monde

« Je pense que c’est important de se mettre dans la peau de l’enfant, qui veut montrer à l’entourage qu’il devient grand, répond Mireille Pauluis. Autant le tout-petit a besoin d’être contenu, autant plus l’enfant grandit, plus il s’éloigne et construit son espace propre… cela fait partie de son évolution. »
Ce n’est pas toujours simple, reconnaît la psy : « On a été tout pour notre bébé. En tant que mère, on l’a même fabriqué. Et puis on le voit grandir et il y a un sentiment très paradoxal : j’ai envie que tu grandisses, et, en même temps, j’ai envie que tu restes mon tout-petit ».

Et si on en tirait de la fierté ?

Pour la psychologue, malgré ce tiraillement, il est important de ne pas empêcher l’enfant de s’autonomiser et de lui permettre de prendre ses distances. En particulier quand arrive la puberté. « À partir du moment où les hormones commencent à travailler, il faut les laisser tranquilles. Tout à coup, la maman – qui n’était que maman – devient une femme, et le papa un homme. On n’a plus la même relation avec son parent quand on a 14 ou 15 ans ». Mireille Pauluis se rappelle de ses fils qui, en grandissant, se sont mis à l’embrasser en se penchant, pour éviter le corps à corps. Aujourd’hui adultes et papas, il se permettent de nouveau de prendre leur mère dans leurs bras.
 « La fonction contenante n’est pas une fonction envahissante. Le lien doit être souple, conclut Mireille Pauluis. Quand il y a eu un attachement fort et solide, l’enfant a une base de sécurité qui lui permet d’aller découvrir le monde. Il sent que même quand il n’est pas là, il continue d’exister dans la tête de son parent ». De quoi tirer une certaine fierté de voir son « petit chou » s’autonomiser…
C’est la fin de la journée. Jo pose un bouquet de fleurs devant sa mère. « Quelle surprise ! Sont-elles pour moi ?, lui demande-t-elle. « Oui, répond le petit chat, à condition que tu ne m’embrasses pas pour me remercier ». Et Madame Chattemite de répondre : « Si tu y tiens, je vais essayer ».

POUR ALLER + LOIN

D’une enfance à l’autre

L’idée de cet article est née d’une interview de Mathieu Sapin sur les ondes de la RTBF. L’auteur de bande-dessinée français (Campagne présidentielle, Sardine de l’espace…) y parlait de sa toute récente adaptation en BD du roman de Tomi Ungerer Pas de baiser pour Maman. Il expliquait que ce livre avait marqué son enfance, et qu’il était « utile à tout le monde » dans la mesure où il faisait également réfléchir les parents à un sujet pas évident : celui de sa relation à son enfant…
Tomi Ungerer se serait d’ailleurs inspiré de sa propre enfance pour écrire ce petit roman illustré, décrivant la journée mouvementée d’un petit chat excédé par les débordements d’affection de sa mère. Né en 1931 et décédé en 2019, le célèbre auteur-dessinateur français a reçu le Prix Hans-Christian Andersen d’illustration pour l’ensemble de son œuvre, qui comprend Les trois brigands, Le géant de Zéralda, Jean de la Lune ou encore le magnifique Otto, autobiographie d’un ours en peluche.
Lors de sa première publication, en 1973 aux États-Unis, Pas de baiser pour Maman a pourtant fait scandale. Un enfant désobéissant, qui ne se brosse pas les dents et s’insurge contre sa Maman… pas de quoi emballer les parents. Les enfants, eux, ont tout de suite adopté ce livre au ton juste, à l’humour délicieusement trash et aux belles illustrations tout en nuances de gris.
L’adaptation de Mathieu Sapin, très fidèle à l’original sur la forme comme sur le fond, a le mérite de lui redonner vie tout en le rendant accessible à un nouveau public, amateur de BD !

  • Les références : Pas de baiser pour Maman, Tomi Ungerer (L’école des loisirs, 1973) et Pas de baiser pour Maman, Mathieu Sapin (Rue de Sèvres, 2022).