Développement de l'enfant

Quelle explosion de mots nouveaux !

La progression du langage chez les 2 ans-2 ans et demi est spectaculaire

« Nathanaël dit de nouveaux mots tous les jours. Il ne les prononce pas tous spécialement bien, mais il est à fond dans la diversité. Il est aussi beaucoup plus dans la finesse. Par exemple, il fait très bien la différence entre le cheval, le poney, le poulain et l’âne, ou entre le camion, le bus, le tram et l’auto. Par contre, quand on lui parle couleurs, tout est rouge ou tout est vert pour lui… selon les moments », détaille Aline.

Et la maman de ce petit découvreur de mots âgé de 26 mois de continuer son observation : « Nathanaël commence tout doucement à faire des petites phrases : "Il est où ?", "Il est où doudou ?", "Il est où papa ?"… Il progresse chaque jour, et ses progrès me rassurent : il évolue à son rythme. On communique mieux, et ça, c’est très chouette ! J’ai le sentiment qu’il est plus satisfait de nos échanges. On perd moins de temps à se comprendre, on s’énerve moins vite… Nathanaël ne dit pas "je" pour parler de lui : lui, c’est "Natatou". Parfois, il joue la comédie : "Aïe bobo", et il se marre. Je capte qu’il fait semblant, il comprend que j’ai compris et on rit ensemble. »
Elle est spectaculaire, la progression du langage chez les 2 ans-2 ans et demi ! S’ils comprenaient déjà pas mal de mots, ils en disent soudain de plus en plus. Là-dessus, vos témoignages jouent à se confondre. « À tout bout de champ, Émile nous demande : "C’est quoi ça ? C’est quoi ça ?", rapporte, épatée, la maman de ce petit de 2 ans. On lui dit ce que c’est, il répète cinq ou six fois le mot, puis, s’il l’a oublié, il repose la question : "C’est quoi ça ? C’est quoi ça ?" Avant, il réclamait les choses en pleurnichant ou en les montrant du doigt. Maintenant, il a saisi qu’il peut mettre des mots sur les choses. "Papa jouer", et il voit qu’on réagit plus positivement que s’il chouine. Il est devenu très pointu. Quand on lui présente ses bottines en lui disant : "Tu vas mettre tes chaussures", il réagit : "Pas chussures, bottines" ! »

« L’enfant réalise que tous les mots font référence à quelque chose et que toutes les choses de son environnement ont un nom »
Arnaud Szmalec

Psycholinguiste

Vos observations se rejoignent, et c’est normal, rappelle Arnaud Szmalec, psycholinguiste et professeur à l’Université catholique de Louvain. « L’acquisition du langage renvoie à des phénomènes réguliers, prédictibles, qui concernent tous les enfants du monde et valent pour toutes les langues. » Autre rappel : pour connaître une langue, l’enfant fait bien plus qu’imiter ses proches ! Il analyse et réaménage sans cesse les choses dans son petit ordinateur intérieur, et ça, grâce aux puissants mécanismes d’apprentissage dont il dispose.
Où en est votre petit, depuis ses premiers mots prononcés vers 1 an ? « L’enfant réalise que tous les mots font référence à quelque chose et que toutes les choses de son environnement ont un nom. » Cette découverte, possible grâce à la maturation de son cerveau, déclenche une frénésie pour l’activité de nommer. C’est la période de l’explosion du vocabulaire, qui s’étend de 18 mois à 30 mois à peu près : en peu de temps donc (cela se calmera par la suite !), l’enfant apprend énormément de nouveaux mots. D’une production de 50 mots à 1 an et demi, il passe à 300 mots à 2 ans, puis à 500 mots à 2 ans et demi. « Certains enfants apprennent jusqu’à une dizaine de nouveaux mots par jour. Alors, oui, cette explosion lexicale est impressionnante ! »

Il mémorise, raisonne, catégorise…

Comment l’enfant procède-t-il ? Jusqu’à ses 24 mois, il pouvait utiliser le mot « chat » ou le mot « vache » pour désigner tous les animaux à quatre pattes qu’il découvrait. Et son papa, c’était « papa », mais quand il voyait un autre monsieur, c’était aussi « papa ». Tout cela s’affine, parce que l’enfant mémorise, raisonne, catégorise… « Il procède par repérage rapide (on parle de fast mapping en anglais), explique Arnaud Szmalec. Il voit un nouveau référent, un éléphant par exemple, il entend son parent dire "éléphant", et cette seule exposition suffit pour qu’il fasse l’hypothèse d’un lien entre le nouveau mot entendu et le nouveau référent vu. Pour cela, il part d’un principe, celui de l’objet entier. Si son parent avait dit quelque chose sur la trompe de l’animal, sa première hypothèse aurait été que l’éléphant qu’il voit se nomme "trompe". Un deuxième principe permettant le repérage rapide est celui de l’exclusivité mutuelle : pour l’enfant de 24-29 mois, un référent ne peut être désigné que par un mot. Donc, si, devant un éléphant, l’enfant entend son parent dire "éléphant" puis "trompe", il va se dire que ce n’est pas possible que le mot "trompe" désigne la même chose. Cette exclusivité mutuelle lui permettra par la suite de comprendre que la trompe est une partie de l’éléphant. Un troisième principe joue : on l’appelle novel name nameless category en anglais. Imaginons que l’enfant voit quatre objets mais n’en connaît que trois et qu’il entend quatre mots : automatiquement, il va associer le nouveau mot, celui qu’il ne connaît pas, à l’objet pour lequel il n’a pas encore appris de mot. Ces trois principes jouent constamment dans le fait qu’il apprend une grande quantité de mots en peu de temps. Mais il fait encore du fast mapping : ça lui prendra des années pour connaître les mots dans toutes leurs nuances… »
Les mots peuvent être mal prononcés, déformés. C’est que l’enfant fait tout un travail de simplification phonologique : ainsi, Nathanaël devient, pour lui, « Natatou » ! Les premières phrases – qui combinent, dans un certain ordre, deux mots d’abord, trois mots plus tard – apparaissent vers 24 mois, dans un style télégraphique. Elles suivent des règles et une grammaire propres à l’enfant. Au fil des mois, elles deviendront plus longues et plus compliquées. Enfin, le « moi » est utilisé bien avant le « je » qui apparaîtra vers 3 ans.

Des régressions… apparentes

Vous le savez : c’est dans l’interaction que votre bambin apprend à parler. Vous savez aussi qu’au niveau du langage, il existe de grandes variations entre enfants. Notamment, en lien avec le milieu familial et avec le fait que la famille est bilingue ou pas…
Pierre évoque son petit Théo de 29 mois : « Je suis fasciné par l’opiniâtreté de l’enfant : c’est vrai dans sa motricité, c’est vrai pour le langage. Il y a un long apprentissage là-derrière. Avec d’incroyables avancées tout d’un coup et des régressions tout aussi grandes… » Le psycholinguiste confirme. « On parle de régressions apparentes. Quand un enfant a bien évolué dans une composante langagière et qu’il est prêt à une nouvelle étape, les ressources mentales qu’il a déployées pour les compétences acquises vont être appliquées aux nouvelles compétences à acquérir, ce qui fait qu’il en a moins pour la composante antérieure. D’où une période de régression, tout à fait normale. Un bon exemple est le passage des énoncés à un mot aux phrases plus complexes. L’enfant répète ses débuts de phrases, il répète les mêmes mots, ses parents s’inquiètent : "Aïe, il bégaie", ils pensent qu’il régresse, mais non : cela montre simplement que son petit cerveau se prépare à faire un grand pas dans son développement langagier. »

Tout retard n’est pas pathologique !

À partir de quand faut-il s’inquiéter pour le développement du langage chez un enfant de 2 ans-2 ans et demi ? « Aujourd’hui, on pense un peu vite que s’il y a un retard de langage, il est pathologique, met en garde Arnaud Szmalec. Mais beaucoup de retards reflètent simplement les grandes différences entre enfants et ils sont récupérables grâce à une aide logopédique. » Alors, quand s’inquiéter, sachant que s’il y a un problème, plus vite on le traite, mieux c’est ? « Les parents qui observent des petites différences chez leur enfant ne doivent pas courir chez le logopède dès les premiers jours. Beaucoup de ces différences sont naturelles. Ce n’est que quand les choses persistent que cela vaut le coup de consulter. S’il n’y a rien, tant mieux. S’il y a un problème, on va réagir. » À savoir encore : plus l’enfant est jeune, plus il est difficile de faire un diagnostic.
De toute façon, être informé – et savoir, par exemple, que l’enfant peut régresser – aide à trouver un juste milieu entre trop attendre et se précipiter chez un spécialiste. Et bien sûr, on peut s’informer tôt : auprès du pédiatre, à la consultation de l’ONE…

L’AVIS DE L’EXPERT

Investissez dans le langage !

Arnaud Szmalec, psycholinguiste et professeur à l’Université catholique de Louvain

Le développement du langage est quelque chose de complexe. Et voir comment un enfant développe le langage est magnifique ! Mais le plus important est de réaliser que le langage va être le véhicule de tous les acquis qui vont suivre à l’école. Si on ne maîtrise pas le langage, ce sera difficile de maîtriser les mathématiques, la géographie…
Donc, investissez dans le langage de votre enfant, ne sous-estimez pas le rôle que vous avez à jouer en tant que parents. Le langage s’apprend en interaction, pas d’une façon passive. Décrivez ce qu’il y a autour de lui. Lisez-lui des livres avec des images. Posez-lui des questions pour l’impliquer dans l’histoire. Mais ne l’interrompez pas sans arrêt, ne le corrigez pas tout le temps. Laissez-le parler et entrez dans son monde dès qu’il vous en montre quelque chose…

LES PARENTS EN PARLENT…

Une porte ouverte sur le monde…
« Le papa de Vasco est portugais. Vasco connaît les deux langues. On dit que chaque parent doit parler à l’enfant dans sa langue maternelle. Ce n’est pas aussi clair chez nous. On utilise plus le français que le portugais, et forcément, Vasco connaît plus de mots et d’expressions en français. Et puis, c’est fatigant de rester dans sa langue. Finalement, le papa et moi, on dérape chacun dans la langue de l’autre. Pour moi, c’était impensable que Vasco ne parle que le français, et pas le portugais. Parler la langue d’un pays, c’est une porte ouverte sur le monde… »
Emma, maman de Vasco, 29 mois

ZOOM

L’enfant bilingue

L’enfant bilingue a-t-il des retards ? « L’explosion lexicale dans sa première langue se produit au même moment que pour un enfant monolingue, illustre Arnaud Szmalec. Donc, il n’y a pas de retard langagier pour sa première langue. Bien sûr, s’il maîtrise moins sa deuxième langue et que, dans cette autre langue, il produit 50 mots à 3 ans, l’explosion lexicale se fera plus tard. Mais ce n’est pas un "vrai" retard, cela reflète juste le niveau de maîtrise de cette deuxième langue. »
Que penser de l’idée selon laquelle chaque parent devrait parler à l’enfant dans sa langue maternelle ? « On a montré que la meilleure méthode pour apprendre une deuxième langue, ce n’est pas comme on dit souvent "un parent, une langue", mais c’est de choisir une langue de la maison et une langue du dehors. Cette méthode préserve le bilinguisme avec 20 % plus de chances que les autres méthodes. »