Vie pratique

« Seuls des guichets humains pourront nous protéger »

Gisèle De Meur se bat pour que le « train fou » du « tout-numérique » ne laisse pas à quai les seniors

Après avoir enseigné les bases de l’informatique à l’université, Gisèle De Meur se bat pour que le « train fou » du « tout-numérique » ne laisse pas à quai les seniors. Rencontre avec une « gangster » pas comme les autres.

Face à un nouveau smartphone, une application à installer ou une démarche en ligne à effectuer, de nombreux grands-parents n’ont d’autre choix que d’appeler au secours leurs enfants ou petits-enfants. Souvent, le moment d’entraide est sympa et l’anecdote fait sourire. Mais, au fond, n’est-ce pas l’accès à des services essentiels qui est en jeu ? Et un sentiment d’autonomie bien précieux qui est menacé ?
Gisèle De Meur est bien placée pour se pencher sur ces questions. En tant que professeure de mathématiques à l’Université Libre de Bruxelles, elle a enseigné les bases de l’informatique pendant plus de quinze ans. Aujourd’hui pensionnée, elle a rejoint le Gang des Vieux en Colère, un mouvement citoyen qui milite pour le droit de vieillir dignement, et a fait de la lutte contre la fracture numérique une de ses spécialités.
« Cela peut sembler paradoxal que je me batte maintenant contre le tout-numérique, nous fait-elle remarquer, alors qu’elle nous reçoit chez elle. Mais c’est parce qu’on a exagéré. L’humanité fait souvent, d’un bon outil, mauvais usage… ». À nos yeux, son expérience lui confère justement une double dose de pertinence et de nuance : à 75 ans, elle est à la fois consciente du potentiel du numérique, qu’elle a vu naître et grandir, et témoin directe des dérives qu’engendre l’extrême digitalisation de notre société.

 « Les mains liées dans le dos »

Le « tout-numérique », qu’elle compare à un « train fou » lancé dans une course effrénée à la nouveauté, a connu un coup d’accélérateur avec le covid, observe-t-elle. Mais tout le monde n’a pas la possibilité de prendre ce train, ni même de se maintenir à bord : « Il y a ceux qui n’ont pas les sous, parce qu’un GSM, un ordinateur, une connexion… ça coûte cher, continue-t-elle. Et il y a ceux qui n’ont pas les compétences ».
Cette dernière catégorie est plus large qu’on l’imagine, signale-t-elle, car même des personnes « bien informatisées » finissent par être dépassées face à une technologie qui n’arrête pas d’évoluer. « Devant un site officiel, elles ont les mains liées dans le dos. C’est incompréhensible. Même pour moi ». Elle admet, par exemple, s’être sentie démunie en tentant de s’identifier en ligne pour introduire une demande de primes… Et avoir fait appel à un service spécialisé pour venir à bout de ses démarches.
Dans certains cas, cette évolution va jusqu’à former « un écran opaque entre le citoyen et les services essentiels qui lui sont dus : de la banque à la commune, de la mutuelle aux télécoms, des fournisseurs d’énergie au service des impôts, de la justice à l’hôpital ou à l’école, déclarait-elle lors d’une manifestation en 2023. Seuls des guichets tenus par des humains compétents pourront nous protéger ». Pour éviter l’exclusion, le Gang des Vieux en Colère revendique qu’une alternative humaine, sous la forme d’un contact en face-à-face, reste accessible dans chaque service ou administration.

« Avec ma fille, c’est un échange de bons procédés »

En l’absence d’une telle alternative, c’est l’entraide qui sauve la mise, constate-t-elle, témoignages à l’appui. L’assistance peut venir d’un·e proche, d’un·e voisin·e, d’un service spécialisé, d’une personne bien placée ou d’un·e fonctionnaire prêt·e à aider…
Bien souvent, c’est la famille qui est en première ligne. « On ne veut pas se mettre en situation de mendier devant ses enfants ou petits-enfants, glisse une grand-mère, également membre du Gang, qui assiste à la discussion. On a envie de montrer qu’on est toujours autonome. Je vois bien que les miens sont agacés. Ils me disent : ‘M’enfin, maman, cherche un peu, réfléchis…’. Ce qui montre qu’ils m’estiment capable. Mais plus ils me disent ça, moins j’ose leur demander. Et puis, on n’a pas envie de les embêter, parce qu’ils ont parfois leurs propres problèmes administratifs… ».
« Avec ma fille, je garde encore un échange de bons procédés, réagit Gisèle De Meur. On reste complémentaires. Pourvu que ça dure ! Ça permet de ne pas devenir dépendante à sens unique ». Quant à son fils, informaticien, il anime des ateliers pour les enfants de sa commune, nous explique-t-elle. C’est d’ailleurs son conseil aux seniors de demain (et même d’après-demain !) qui lisent ces lignes : ne vous contentez pas d’une connaissance intuitive du numérique, mais cherchez à le comprendre pour en devenir acteur ou actrice, et pas simplement consommateur ou consommatrice.

EN SAVOIR +

Le Gang des Vieux en Colère

Créé il y a une dizaine d’années, le Gang des Vieux en Colère est un mouvement citoyen et indépendant qui revendique environ 10 000 sympathisant·es et milite, souvent avec humour, pour que les seniors actuel·les et futur·es puissent vivre dignement. Ses combats portent également sur les pensions, la santé, la mobilité, la démocratie…

EN CHIFFRES

Un tiers des plus de 74 ans n’est jamais allé sur internet

Selon le Baromètre 2024 de l’inclusion numérique de la Fondation Roi Baudouin, 11% des personnes âgées de 55 à 74 ans n’utilisent pas internet, et 44% ont de faibles compétences numériques. Au total, plus de la moitié des personnes de cette catégorie d’âge sont donc considérées comme étant en situation de « vulnérabilité numérique ». Ce qui fait de l’âge un des principaux facteurs de risque identifiés par le baromètre, aux côtés des problèmes de santé et du faible niveau d’études ou de revenus.
Quant aux personnes de plus 74 ans (rarement prises en compte dans ce type d’études, nous signale Gisèle De Meur), 35% d’entre elles n’ont jamais utilisé internet. C’est ce qui ressort de la dernière enquête sur l’usage des technologies de l’information et de la communication dans les ménages, menée en 2024 par Statbel, l’office belge de statistique. Qui révèle que la différence entre hommes et femmes est bien plus marquée au sein de cette tranche d’âge que dans le reste de la population, puisque 69% des hommes entre 75 et 89 ans utilisent internet contre seulement 52% des femmes.