Vie pratique

Sortir de l’oralité pour mieux conserver la mémoire familiale

En Afrique, un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. Chez nous aussi, les aîné·es sont les gardien·nes de la mémoire familiale. Par la parole, ils et elles se livrent. Mais cette transmission est fragile, tributaire des souvenirs des un·es et des autres. Pour pallier cette fragilité, certain·es passent par d’autres supports.

Dans quel contexte vos grands-parents ont-ils grandi ? Comment la guerre les a-t-elle impactés ? En définitive, que savez-vous d’eux ? Ce qu’ils auront bien voulu vous en dire, répondront les plus terre à terre. C’est vrai. Les plus jeunes sont tributaires des aîné·es. Papy raconte, mamy se livre, tonton relate, tatie rapporte.
La mémoire familiale occupe une fonction centrale, elle permet aux plus jeunes de construire leur identité. « On a besoin de savoir d’où on vient pour construire qui on est, explique Christine Bastin, psychologue et chercheuse FNRS à l’ULiège. Elle permet aussi de se préparer à ce qui nous attend grâce aux expériences des aînés. Elle remplit aussi une fonction sociale en tissant des liens entre les membres de la famille ». Dans le foisonnement de souvenirs, une constante : les souvenirs se transmettent oralement. Avec comme particularité la fragilité du support.

Les paroles s’envolent

Une équipe de l’UCLouvain s’est intéressée à la mémoire familiale liée à la collaboration et à la résistance. « La recherche a démontré que la jeune génération se rappelle très peu de choses comme si les souvenirs disparaissaient ou se perdaient d’une génération à l’autre », explique Christine Bastin.
Les équipes de l’ULiège et de l’UCLouvain décident de sortir du contexte de guerre pour évaluer la permanence des souvenirs à travers les générations. S’il est encore trop tôt pour partager des résultats sur la proportion et la nature des souvenirs qui restent, les entretiens intergénérationnels mettent en avant deux variables. D’abord, pour être transmis, les souvenirs ont besoin d’occasions. Autrement dit, plus les membres de la famille se voient et se réunissent, plus les opportunités de partager des souvenirs sont nombreuses. Autre levier : la proximité des membres. Plus un·e membre se sent proche d’un·e autre, plus les souvenirs circulent.
C’est parce qu’elle se sentait proche de ses deux nonnas qu’Antonella a osé questionner ses aïeules. « Elles étaient dans un moment de leur vie où elles avaient envie de transmettre. Chaque fois que je posais des questions, je sentais un accueil favorable ». Son diplôme de communication en poche, Antonella débarque un été avec une caméra, un micro et un pied.
« Je leur ai demandé de me raconter leur vie en épinglant les événements marquants comme les meilleurs souvenirs de leur enfance, leur rencontre avec leur mari. J’étais curieuse de savoir si c’était des partenaires choisis ou imposés par la vie. Je leur ai aussi demandé comment elles avaient vécu la guerre, ce qui les avait poussé·es à émigrer d’Italie. »

Les écrits restent

Il arrive aussi que l’initiative vienne des aîné·es avec la volonté de laisser une trace à leur descendance. C’est ce qu’a fait Claude. Né en 1927, il a 13 ans quand la guerre éclate. Il fuit avec sa mère et son frère aîné dans le sud de la France. Avec humour, ce père et grand-père a pris la plume et consigné ses souvenirs. Il parvient même, grâce à un de ses petits-fils, à faire éditer son récit intitulé Le coffre aux souvenirs.
« Je lui suis très reconnaissante d’avoir mis toute cette énergie à nous relater l’histoire de notre famille. Son récit est aussi un fameux témoignage de guerre, des conditions de vie de l’époque, de ce qu’était la vie d’un commandant », explique sa fille Anne.

L’écrit reste la seule manière d’être certain·e que l’histoire familiale se transmette

Pour Christine Bastin, pas de doute, l’écrit est la seule manière d’être certain·e que l’histoire familiale reste. « Écrire ses mémoires est une pratique peu courante en Belgique. C’est pourtant la meilleure manière de laisser une trace ». Le fait de passer par l’écrit garantit la possibilité de la transmission dans le temps, estime la chercheuse qui a pu bénéficier de cette démarche entreprise conjointement par ses parents. « Mes parents ont raconté l’histoire de leurs parents et grands-parents. Ce sont des événements qu’ils m’avaient racontés dans ma jeunesse, mais que j’avais oubliés. À présent, c’est écrit noir sur blanc, je peux le transmettre à mes enfants ».
Si l’écrit permet de fixer l’histoire, il offre aussi une meilleure réception, estime Christine Bastin. « Le fait de lire nous plonge dans une autre temporalité. Quand on lit, on est seul, ça permet aussi de réfléchir davantage à ce qui nous est raconté. On peut projeter l’histoire dans notre imaginaire, ce qui permet de mieux s’en imprégner et l’intégrer ».

BON À SAVOIR

Le livre de famille

Vous ne vous sentez pas l’âme écrivaine ? Qu’à cela ne tienne, les supports de la mémoire familiale sont aujourd’hui divers et variés. Enregistrer une voix, prendre une vidéo. Il existe aussi des cahiers prêts à l’emploi dans lesquels des grands-parents sont invités à se livrer ou des carnets vierges où on peut distiller à l’aïeul·le qu’on veut faire parler comme ce Livret de famille proposé par Gallimard. En 2024, les possibilités de conserver la mémoire de famille sont nombreuses.

À DÉCOUVRIR

L’écrivain biographe

Depuis plus de dix ans, Jean-Yves Chodoire est écrivain biographe. Une expérience qui lui a permis d’aborder la mémoire familiale de manière transversale. Le fait d’avoir un écrit qui rassemble leur vie procure une forme d’apaisement, estime l’écrivain. « Les personnes ont déposé leur histoire, elle est transmissible, mais elles peuvent encore en faire ce qu’elles veulent dans le sens où elles n’en sont pas dépossédées. C’est un paramètre important, car chaque histoire comporte sa part cachée. Il y a quasi toujours un secret de famille, un tabou, un non-dit ».
C’est parce qu’il avait trop de points d’interrogation dans son histoire personnelle, que Jean-Yves Chodoire a eu envie de s’investir dans les récits de vie. Il y a un an, il a reçu un cadeau. Une caisse de lettres et documents ayant appartenu à ses grands-parents. À l’époque, les gens s’écrivaient deux à trois fois par semaine. Ce vivier ressurgi du passé est énorme et constitue un cadeau tombé du ciel.

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