Développement de l'enfant

Ma première, Laurence Maroquin, est psy. Ma seconde, Nadège Brogniez, est logopède. Ensemble, elles portent un projet dont on fait le pari qu’il va se dupliquer dans tout le pays : Sakaouti, un outil de prévention de l’échec scolaire qui concerne des enfants de 3e maternelle issus de milieux précarisés, repérés par leurs institutrices.
Nous voici au cœur du quartier des Marolles. Là où la précarité côtoie les touristes bohèmes à la recherche d’un Bruxelles romantique. Des écoles existent aux alentours. Des établissements qui accueillent des enfants majoritairement de mieux précarisés. Comme c’est le cas pour Baron Steens qui collabore avec le centre de guidance de la santé mentale de l’ULB. C’est ici que Laurence Maroquin a repris le projet en 2013, épaulée par Nadège Brogniez. Toutes deux y mènent de front un travail de patience auprès d’enfants en grandes difficultés.
Racontez-nous vos débuts, si vous voulez bien ?
Laurence Maroquin et Nadège Brogniez : « En 2009, deux collègues logopèdes ont créé Mimo. Un principe de groupe pour que l’enfant s’exprime autour d’une mascotte, de manière à stimuler le langage. Tout cela dans un contexte de multilinguisme. Ce qui n’est pas un problème en soi, mais, dans un contexte de non stimulation de l’enfant, cela conduit à une panne des développements. Après quelques années de travail, les créatrices de Mimo sont venues nous solliciter. Elles travaillaient avec un groupe composé d’enfants en retard scolaire dès la maternelle, avec des troubles spécifiques. On a fonctionné ensemble pendant un an, au moment de la création de Sakaouti, avec cette question : comment faire pour que ces enfants puissent rattraper leur retard ? »
Cela se joue si tôt ?
L. M. et N. B. : « Oui, parfois on craint même que les enfants nous arrivent un peu tard. Le manque d’interaction sociale, le retard ou l’inhibition du langage, puis le passage difficile à l’écriture… tout cela dans des milieux très précarisés. C’est là que résident toutes les problématiques. On est attentives à tout ça. La conscience phonologique fait partie du développement oral. Tout comme la conscience des syllabes et des phonèmes, les sons à l’intérieur des syllabes. On travaille avec les unités de langage, on fait de la linguistique prédictive. Pour le dire plus simplement : tous les mécanismes liés à l’apprentissage du langage. Son contexte, ses actions, sa temporalité, etc. Heureusement, en maternelle, tout est encore possible, le cerveau est malléable. »
Les enfants avec qui vous travaillez sont coupés de toutes ces pré-dispositions ?
L. M. et N. B. : « Les outils cognitifs : attention, concentration, vigilance, alerte… si tout ça est harmonieux chez l’être humain - particulièrement chez les petit·es en pleine construction -, on évolue avec une sorte de flexibilité mentale qui permet de s’adapter à différentes situations. Ces enfants que nous suivons sont en panne de tout cela. Notre mission consiste à reprendre les choses au début. On part d’un cadre collectif sécurisant, qui va renforcer leur sécurité de base. On leur dit, on leur répète encore et encore qu’on veut qu’ils soient bien dans leur peau. Parce que bien apprendre, ça se fait avec une véritable confiance en soi. Il faut être disponible pour les apprentissages. Ici, on a des enfants qui vivent les situations les plus problématiques que des enfants peuvent rencontrer. Parfois, certains n’ont tout simplement pas mangé à leur faim. »
Le travail en groupe
Comment procédez-vous avec ces enfants ?
L. M. et N. B. : « Comme nos collègues l’ont fait avec Mimo, on travaille avec des mascottes. Plume et Naoma, deux indien·nes issues de la tribu de Sakaouti, avec qui on a créé toute une série de rituels. Il y en a un qui marque l’entrée. On commence la séquence par un conte où Plume et Naoma traversent l’océan. Maroc, Pologne, Turquie… on nomme plein de pays par où elles sont passées pour créer un phénomène d’identification. Chaque enfant rentre dans la tribu et marque un repère. Intéressant pour voir où ils et elles en sont et voir qui sait identifier son prénom, sait l’écrire. De notre côté, à chaque manipulation, à chaque action, on est attentives à leur psychomotricité et à plein d’autres éléments. Quelles sont leurs représentations mentales ? Comment se déplacent-ils, comment habitent-ils leur corps ? Tout passe par le sensoriel avant le langage. On se dit ‘Tiens, là, il va palper’, ‘Ah, ici, elle va ramper’. Avec les enfants, on pose aussi le cadre. Comme un règlement. Comme un contrat. Celui de la régularité du groupe. Comme on pourrait le faire dans un cadre thérapeutique. »
Tout ce qui est repéré en 3e maternelle a plus de chance d’être rattrapé et corrigé par la suite
Quelle est votre matière première pour faire avancer les travaux de groupe ?
L. M. et N. B. : « Sans hésiter, les émotions. Parce qu’elles influent sur la concentration. On doit pouvoir inhiber certains comportements pour utiliser tous les canaux du cerveau. Ici, elles nous servent de thermomètre et sont le point de départ de beaucoup de choses. Elles nourrissent l’appareil psychique. On utilise notamment le cadeau magique ou des techniques inspirées de l’hypnose, par exemple la cabane de sécurité. On la représente, on y laisse son émotion négative dans un tiroir. Celui-ci s’ouvre, se referme. On ne refoule pas, on range pour passer à autre chose. De là, on fait un body scan. On fait en sorte qu’ils ressentent leur corps, qu’ils le visualisent, qu’ils se le représentent.
L’idée derrière cela, c’est de créer de l’empathie entre enfants. Par exemple, on stimule le langage oral, on propose des phrases, ils les répètent. Ils finissent par se féliciter entre eux. Ils sont fiers de partager leurs progrès, de se montrer leur force. Tout ça avec pour mot d’ordre la bienveillance. »
Quels sont les objectifs de ces groupes ?
L. M. et N. B. : « On part du principe que le cerveau des enfants est comme une boîte remplie d’outils, qui doivent être stimulés pour être pleinement fonctionnels. L’objectif du groupe est de renforcer son ‘sac à outils’ avant l’entrée en 1re primaire. Pour qu’ils aient confiance en eux, ils doivent avoir confiance en nous. Comprenez que ces enfants sont très en retard, parce qu’ils sont très abîmés. Ils ont souvent un langage inintelligible. De plus, ils ont une relation à l’autre déjà très dégradée pour leur âge. Ce qui génère un problème de distance au reste du groupe. Trop ou pas assez. Tout notre travail repose donc sur le fait de les stimuler en jouant avec des jeux visuels, auditifs, phonologiques. »
Vous insistez beaucoup sur le jeu, pourquoi ?
L. M. et N. B. : « C’est comme si ces enfants avaient des 'trous' dans leur développement. Ils sont plus performants avec tout ce qui est kinesthésique, avec leur corps. Alors pour stimuler les canaux oraux et auditifs, on lit, on joue, on s’amuse. Ce qu’ils ne font pas assez ou pas du tout avec leurs parents, qu’on ne voit hélas pas assez. On a un drôle de rôle vis-à-vis d’eux, on les rencontre et, tout à coup, on les met face à leurs difficultés et à celles de leurs enfants. Au niveau de l’école, c’est délicat également. Est-ce que ces enfants se sentent suffisamment aimés par les instituteurs et institutrices ? C’est un facteur qui va être également décisif pour avancer. Un enfant qui se sent aimé par n’importe quel adulte référent autour de lui va faire tous les progrès du monde. Notre réflexion aujourd’hui repose là-dessus : comment mieux intégrer les adultes - parents, famille, profs, PMS - à notre processus ? »
Nous devons agir tous ensemble
Justement, ça ne peut pas s’intégrer avec l’accompagnement personnalisé en classe qui ouvre ses séances aux logopèdes ?
L. M. et N. B. : « On aimerait beaucoup créer un module de formation. Pour le côté CPMS (centre psycho-médico-social), on aimerait sensibiliser les familles sur le fait de les solliciter et faire de la prévention sur le bilan logo. Mais pas que. On réfléchit aussi à la façon dont on peut assurer la transition école/maison. Ce qui est important d’avoir en tête, c’est que tout ce qui est repéré en 3e maternelle a plus de chance d’être rattrapé et corrigé par la suite. Il est important, pour les enfants, de les remettre en stimulation, de faire un bilan, de les orienter vers des auxiliaires pour les situations les plus préoccupantes et expliquer à la famille ce qui va se passer. »
Quels sont les enjeux selon vous d’un point de vue sociétal ?
L. M. et N. B. : « Si on permet à tous ces gamins d’être plus à l’aise, alors ils ont moins de risques de troubles de santé mentale. C’est un mieux pour toute la société. L’argent n’est pas un frein, ici, on reçoit des patients même s'ils ne peuvent pas payer le prix de la consultation.. Le problème, c’est que beaucoup de familles pensent qu’elles n’ont pas accès à ces dispositifs. Les guider vers ce type d’aide, ça devrait être aussi une mission de l’école. En attendant, ce serait formidable si les parents mieux informés pouvaient transmettre l’info. Voire accompagner ces enfants. Mesurez bien la gravité de la situation : certains parents crèvent de plus en plus de faim et se disent que le développement de leur enfant n’est pas une priorité. Nous devons agir tous ensemble. »
Quels sont les bons réflexes que les parents peuvent adopter ?
L. M. et N. B. : « La stimulation du langage par le jeu, par les livres. Communiquer. Multiplier les temps de qualité. Ne pas avoir peur en tant que parents si, au niveau de la 2e-3e maternelle, d’éventuels retards sont repérés. Un enfant n’est pas l’autre, certes, mais si vous sentez qu’il n’évolue pas au même rythme que ses camarades, parlez-en à votre médecin, au prof. Un parent doit toujours partir de ses inquiétudes. Il est toujours expert de son enfant. C’est à quoi on passe notre temps, leur dire : « Je ne saurai jamais mieux que vous. Faites confiance à vos ressources ». Il n’y a pas de honte à ce qu’un enfant soit suivi. Au contraire. C’est une chance. »
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