Crèche et école
Langue maternelle ou… paternelle, le français tisse bien des liens entre nous, notamment des liens familiaux. Avec l’anglomanie galopante, les accommodements orthographiques et les nouveaux modes de communication où une phrase se résume parfois à quelques initiales, quelle est la place du français dans nos vies aujourd’hui ? On en parle avec une amoureuse de la langue française.
Née en 1975, maman de deux enfants de 9 et 12 ans, Anne-Catherine Simon est professeure de linguistique française à l’UCLouvain. Nous l’avons rencontrée avant la reprise de ses cours, entre autres de phonétique et d’analyse du discours. À côté de ses missions d’enseignement et de recherche, l’université a aussi celle de servir la société.
C’est dans ce cadre qu’Anne-Catherine Simon nous reçoit et que, par ailleurs, elle a repris depuis la rentrée la chronique sur la langue française que tenait depuis six ans son collègue Michel Francard dans Le Soir. Le français, c’est sa vie : « J’ai toujours vu la langue comme une manière de voyager, de s’émanciper, d’apprendre sur le monde et sur ma vie intérieure. Très vite, j’ai été une grande lectrice. J’ai toujours fréquenté les dictionnaires aussi ».
Langue maternelle ou langue première
Son attachement à la langue française remonte à longtemps : « On a une langue mat… (notre interlocutrice s’interrompt et poursuit), on a une langue première, ou deux langues premières si on a la chance d’avoir des parents de langues différentes. Le français est ma langue première. J’adore la langue française, son histoire et toutes ses spécificités ». On invite Anne-Catherine Simon à revenir sur l’adjectif ‘maternelle’ sur lequel elle a buté pour le corriger en ‘première’.
« Je n’ai pas encore acquis tous les réflexes d’évitement des expressions stéréotypées liées aux genres, sourit Anne-Catherine Simon. Je me suis corrigée pour utiliser la langue de manière non discriminatoire quant au genre, dans le contexte de la féminisation. Ne plus dire, par exemple, que telle personne se comporte ‘en bon père de famille’, mais ‘d’une manière responsable’, ne plus dire ‘langue maternelle’ mais ‘langue première’ pour ne pas réduire l’apprentissage de la langue aux interactions avec la mère. Même si des recherches ont montré que la mère s’adresse à son enfant d’une manière spécifique, qu’elle module davantage son intonation, va surarticuler pour bien distinguer voyelles et consonnes, va adapter sa manière de prononcer afin d’aider l’enfant en situation d’apprentissage. »
« Maitriser l’orthographe est important, mais il ne faut pas tomber dans le travers de juger l’intelligence de son enfant sur base de son orthographe »
Au cœur du slam
Anne-Catherine Simon est aussi passionnée par la dimension orale de l’expression, l’intonation, les rythmes, les mimiques du visage, la prosodie (l’ensemble des règles concernant les rapports de quantité, d'intensité, d'accentuation entre la musique et les paroles), le timbre de la voix, tout ce qui laisse transparaître les émotions et qui est déjà une manière de communiquer. « J’essaie de montrer comment le sens, que ce soit à l’oral ou à l’écrit, est le fruit d’une interaction entre ce que l’on veut dire, ce que l’autre comprend et comment tout cela se négocie », précise Anne-Catherine Simon.
C’est ainsi que, parmi ses nombreux sujets d’études, on retrouve le slam, une pratique qui la fascine depuis longtemps et qu’elle présente dans les auditoires universitaires. « La première fois que j’ai entendu un slameur, se souvient Anne-Catherine Simon, c’était en marge d’une interview d’Emmanuel Macron. Le slameur Rohan Houssein y exprimait les désirs de la jeunesse française. J’ai été complètement scotchée par le contenu et par son flux de paroles qui captait l’attention et suscitait l’empathie. J’ai trouvé cela fort intéressant comme objet langagier, cette interface entre l’écrit et l’oral. Je me suis intéressée aux scènes slam à Liège et à Bruxelles. J’ai découvert une incroyable diversité de styles avec de grandes qualités littéraires. Pour moi, c’est une forme de littérature contemporaine, avec des sujets politiques ou personnels. Dans quelques semaines, nous allons proposer aux écoles quatre capsules vidéo qui expliquent ce qu’est le slam, ainsi que des ateliers et, en mars, un tournoi de slam inter-écoles, car il s’agit avant tout d’un spectacle vivant. Pas mal de maisons de jeunes s’y intéressent car c’est une manière d’écrire vivante ».
Et pour ceux et celles à qui le slam n’évoque rien, Anne-Catherine Simon recommande une vidéo de Simon Raket intitulée simplement Slam, visible sur YouTube.
Le grand écart
En évoquant le français, on ne peut s’empêcher d’interpeller la linguiste sur les résultats de nos élèves dans les enquêtes sur leurs performances scolaires en français. Des résultats qu’elle tient à recontextualiser.
« Si on se place sur une échelle de temps large, deux siècles par exemple, l’évolution des compétences grammaticales et scripturales de la population est en progrès, principalement grâce à l’obligation scolaire. Une grande majorité sait aujourd’hui lire et écrire, même si l’analphabétisme demeure une réalité pour certain·es. Tous les enfants vont à l’école chez nous. Elle n’est plus réservée à une élite. Éduquer une élite, c’est facile. Éduquer tout le monde, c’est un défi. »
Néanmoins, les bulletins tombent, les parents découvrent parfois des notes catastrophiques, avec leur lot de craintes pour l’avenir. Que répondre à l’inquiétude des parents ? « L’orthographe française, comme le montre La convivialité, pièce de théâtre de deux enseignants, Jérôme Piron et Arnaud Hoedt, est extrêmement compliquée, car l’écart entre le code graphique, la manière dont la langue s’écrit, et le code phonique, la manière dont elle se prononce, est assez important. Un écart qui n’est pas aussi grand en espagnol ou en néerlandais… L’acquisition de l’écriture, qui vient après celle de la langue parlée, n’est pas évidente. De plus, nous avons un rapport très figé à l’orthographe, alors qu’elle a toujours évolué au cours du temps. L’orthographe du français a été revue en 1990. Les graphies rectifiées sont enseignées chez nous depuis 2008. Mais il y a des résistances très fortes, comme celles de l’Académie française. Ce qui pose un problème pour l’apprentissage du français écrit. L’orthographe devrait davantage être un outil au service des usagers de la langue. Je ne veux surtout pas dire que maitriser l’orthographe n’est pas important, je corrige mes enfants quand ils font des fautes, et en particulier mon fils dans ses messages WhatsApp, mais sans tomber dans le travers de juger l’intelligence de son enfant sur base de son orthographe ».
Concrètement, que conseiller aux parents dont les enfants ont des difficultés en français ? « Je pense que le rôle des parents, c’est de donner accès à des livres, propose Anne-Catherine Simon. La lecture est une manière d’assimiler l’orthographe. Avoir aussi un dictionnaire à la maison. Et l’utiliser plutôt que d’aller vérifier un sens ou une graphie sur son téléphone. Les parents sont partie prenante de l’éducation de leurs enfants et donner accès à de l’écrit, sur papier ou sur liseuse, est essentiel. C’est normal qu’un parent corrige les erreurs de son enfant. Il le fait naturellement quand celui-ci apprend à parler. C’est important de corriger aussi ses écrits ».
Inclusive, vous avez dit inclusive
Autre sujet d’actualité, l’écriture inclusive, source de débats enflammés. Pourquoi ces tensions ? « On a une vision tronquée de l’écriture inclusive en la réduisant trop souvent au point médian ou au pronom iel, avance l’enseignante. La féminisation des noms de métiers, elle, est complètement généralisée, et c’est aussi de l’écriture inclusive, qui ne fait plus débat. L’objectif de la féminisation est d’éviter l’exclusion, même s’il y a un équilibre à trouver entre les différentes manières de rendre la langue inclusive. Il faut éviter de reproduire à travers la langue des jugements de valeurs et des hiérarchisations entre des personnes. Par exemple, parler de puéricultrices sans parler des puériculteurs, de directeurs d’école sans mentionner les directrices, dessine une vision du monde. Y sensibiliser les élèves permet de susciter leur curiosité, de réfléchir au monde dans lequel ils vivent. Ont-ils envie ou pas de faire plus de place aux femmes, envie ou pas de les visibiliser ? ».
Prenons la parole
Anne-Catherine est par ailleurs membre du Conseil supérieur de la langue et des politiques linguistiques. Langue et politique sont-elles liées ? « Quand on fait de l’aménagement linguistique, c’est-à-dire qu’on intervient sur la langue, il y a une dimension politique. Quand, au Québec, on fait passer des lois pour interdire l’usage de l’anglais, c’est politique. C’est un rapport de force avec une langue mondialisée qui pourrait manger des parts de marché. La langue est le miroir des rapports de dominations économiques, sociales, politiques... ».
Du coup, est-ce qu’il y a aussi une dimension démocratique dans la langue ? « Il y a une dimension démocratique dans le fait de pouvoir maitriser suffisamment sa langue pour prendre sa place dans le débat publique, mais aussi au sein de la famille. On sait que l’on peut manipuler par le langage. Avoir la parole, c’est avoir du pouvoir. Apprendre à argumenter, à défendre ses idées, à présenter des faits, cela fait partie des enjeux démocratiques ».
À LIRE
Lire et jouer
En 2018, Anne-Catherine Simon a publié avec Cédric Fairon une édition du Petit Bon usage de la langue française. Et plus récemment Les quiz du Petit Bon usage (De Boeck supérieur/coll. Grevisse), une approche plus ludique avec des questions d’orthographe basées sur des exemples littéraires variés. L’objectif étant d’offrir des ouvrages plus accessibles et d’actualiser la grammaire, avec une partie sur la féminisation, tout en soulignant qu’il existe des tolérances par rapport à ce qui est correct.
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