Vie pratique

Dans la famille « dysfonctionnelle », je demande…

Si dans son premier essai, Sophie Galabru disséquait la colère, dans le second, ce sont les liens familiaux qui ont retenu son attention. Avec Faire Famille (Allary), la philosophe française démontre que chaque famille doit jongler avec un équilibre délicat. Rencontre.

Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire sur les liens familiaux ?
Sophie Galabru :
« C’est d’avoir vécu au milieu de familles dysfonctionnelles, traversées par des conflits, par beaucoup de non-dits et de divorces. Mon incompréhension d’enfant face à ces épreuves et ces difficultés à communiquer m’ont poussé à réfléchir à ce sujet. De manière parfois critique, mais aussi avec l’espoir de ce que l’on est en droit d’attendre d’une famille, et de ses parents. »

Vous parlez de familles dysfonctionnelles, mais en lisant votre essai, on a un peu l’impression que toutes les familles le sont, non ?
S. G. :
« Je pense qu’il y a divers degrés de dysfonctionnement. Qu’il y a des parents qui savent apporter le minimum requis de sécurité, de réconfort et de liberté à leurs enfants. Mais c’est la thèse du livre : une famille qui réussit est à la fois une famille qui échoue. Parce que finalement réussir, quand on est parent, c’est réussir à mener ses enfants vers l’autonomie et la séparation. Cette réussite est aussi l’échec de la famille, parce qu’il y aura une forme de délitement. Les familles qui refusent cette perspective-là, qui se crispent sur la vie ensemble, qui ne consentent pas à laisser de la liberté et de la singularité, échouent de manière à mon avis plus cruelle. En pensant peut-être réussir. »

Vous partagez le postulat du philosophe Kant, selon lequel, on ne doit rien à nos parents une fois devenu·e adulte. Êtes-vous consciente que cela risque d'en crisper plus d’un·e ?
S. G. :
« Je sais (rires). Comme dans beaucoup de familles, mes parents et mes beaux-parents me rappelaient la dette que j’avais envers eux. Et c’est vrai que j’ai une maman qui a failli perdre la vie pour m’avoir. Mais même dans ce cas de figure un peu extrême, je considère qu’un enfant n’a pas de dette de vie. Cette idée est assez fallacieuse, elle peut engendrer une certaine manipulation ou une stratégie d’emprise. Elle est à mon avis le reflet d’une possessivité des parents, et d’une volonté d’imposer une hiérarchie. Dire ‘Tu es mon débiteur’, c’est avoir un rapport de pouvoir assez fort à son enfant. C’est tenter de le faire payer quelque chose qu’il n’a pas forcément désiré. Le raisonnement ne tient pas. J’ai pu effectivement lire, à ma grande surprise chez un auteur des Lumières comme Kant - qui est réputé pour être un philosophe très rigoureux -, l’idée qu’il n’est effectivement pas logique de dire à nos enfants qu’ils nous doivent quelque chose, encore moins la vie. C’est d’ailleurs toute la spécificité de la parentalité, en tout cas de la procréation : convoquer à la vie des êtres qui ne l’ont pas désirée. Et qui sont confrontés au fait de devoir assumer une existence qui n'est pas toujours facile. Le rôle des parents est de donner l’envie d’assumer cette vie à leurs enfants. Ce sont eux qui ont une dette de vie. Ou plutôt de vitalité. »

Vous évoquez vos beaux-parents, et dans votre livre, vous soulignez l’importance de préparer les enfants à vivre avec un tiers. Cette étape serait-elle prise trop à la légère ?
S. G. :
« Les recompositions familiales de mon grand-père (ndlr : le comédien Michel Galabru) comme de mon père ont complètement échoué. Cela m’a poussé à réfléchir au pourquoi. D’autant qu’il y a beaucoup de témoignages mentionnant que l’enfant de l’autre ne les accepte pas. Je crois qu’il est indispensable de ne pas imposer son couple à ses enfants. Parce que ce couple n’est pas le couple à l’origine de leur existence, et qu’ils peuvent souffrir du divorce ou de l’échec de leurs parents. On a tendance à le minimiser complètement, ce que je trouve assez scandaleux. Ce n’est pas parce que le nombre de séparations et de divorces est élevé que cela banalise la souffrance de voir des parents se déchirer, ne plus s’entendre, et ne plus cohabiter. Déjà, il faut parvenir à consoler et à sécuriser son enfant de cette épreuve, et, ensuite, ne pas imposer son couple comme s’il était une évidence. Pour aider l’enfant à adhérer à cette nouvelle proposition, il faut lui expliquer la place qu’il aura vis-à-vis du nouveau conjoint ou de la nouvelle conjointe. Expliquer aussi à son/sa conjoint·e quelle place et quelle autorité il/elle peut se permettre d’avoir sur son enfant. Il faut surtout qu’il y ait beaucoup d’écoute, de part et d’autre, pour pouvoir comprendre la forme qu’on va donner à ce nouveau foyer. On a tendance à ne pas assez parler aux enfants pour leur expliquer les mutations en cours qui sont absolument délétères. »

À LIRE

« Chut, c’est un secret ! »

Famille et secret. Ces deux mots font la paire. Pour le meilleur et pour le pire. Avec les enfants, le secret est à manier avec prudence et empathie. Car souvent, il devient bien vite lourd à porter pour les petites épaules.

« Chut, c’est un secret ! »

Développement de l'enfant

« Chut, c’est un secret ! »

À tel point que vous estimez qu’il est nécessaire d’élucider les non-dits et les secrets de famille…
S. G. :
« C’est d’autant plus nécessaire que certains enfants ressentent les émotions et les traumatismes refoulés. Baignés dans une atmosphère trouble, ils vivent dans une intranquillité totale. Qui les pousse à poser des questions, et s’ils n’obtiennent pas de réponse, il peut leur arriver de somatiser. Les symptômes physiques sont des urgences, donc des nécessités. Si ces urgences sont balayées, je pense qu’il y aura une récurrence du problème dans la vie adulte. L’individu va se retrouver confronté à des situations qui le mettent face à ce secret ou ces non-dits dont il a souffert. Cela peut paraître étrange, mais c’est l’expérience psychanalytique qui nous le montre. Comme l’indique le psychanalyste Serge Tisseron, il est encore plus grave de ne pas savoir le non-dit ou le secret, car l’enfant en grandissant va surinterpréter ou ajouter, par l’imaginaire, des choses parfois plus dramatiques. »

Comment fait-on quand ces secrets sont empreints de souffrance ?
S. G. :
« La verbalisation est le seul recours. Le secret ou le non-dit doit être dit avant que l’enfant ne soit dans un mal-être. Il n’est jamais trop tôt. Il y a toujours moyen de trouver des mots, des formules, des façons d’exprimer quelque chose. Plus l’enfant grandit, plus on peut ajouter de détails. Il faut divulguer l’information principale sans travestir les traits importants et déterminants de la situation. On peut aussi suivre le fil conducteur des questions posées par son enfant. C’est quelque chose que raconte, par exemple, l’autrice française Neige Sinno qui vient de publier Triste tigre (P.O.L.- Prix Fémina 2023). Elle y parle d’un inceste qu’elle a vécu. Elle raconte qu’elle va prendre le temps de raconter à sa fille qu’elle a subi des maltraitances et des sévices sexuels. Et qu’elle se montrera disponible pour répondre aux questions de son enfant. Je pense que c’est une excellente méthode. Il s’agit d’une vraie responsabilité parentale : celle de la prévention. »

Vous écrivez que la famille est résolument politique. Pouvez-vous développer ?
S. G. :
« On a l’impression que la famille est un abri qui n’est pas du tout concerné par le bruit du dehors. Or, cette idée est fausse. Parce que la famille n’est pas un espace totalement séparé de l’État - qui peut se mêler de politique familiale - ; et elle est un lieu politique dans la mesure où l’on est concerné par des rapports de pouvoir, des hiérarchies et parfois des luttes internes. Dans une fratrie, il va y avoir des préférences, des privilèges, une lutte pour la reconnaissance. Cela se voit de manière très marquée au moment des deuils et des successions. La famille est concernée par le partage de biens et de diverses ressources, elle est donc concernée par les valeurs de justice, de liberté et d’égalité. Surtout quand il s’agit de rapport d’autorité : homme/femme, parent/enfant, vieux/jeune. Tout ça, ce sont des questions politiques. »

Si votre livre se trouvait sous le sapin, quel message délivrerait-il ?
S. G. :
« Que l’on comprend qu’être ensemble n’est pas toujours évident, mais que malgré les difficultés, on peut s’aimer quand même. Dans la famille, on s’aime sans se connaître. Et quand on se connaît, il arrive d’être déçu·e, parce qu’on ne se reconnaît pas dans l’autre. Mais parce qu’on s’est aimé avant tout, c’est précisément le lieu où l’on peut supporter ces différences. Car il y a cette envie d’être ensemble. Cela fait de la famille un lieu qui peut être très beau. »

À VOIR

Un petit plateau télé ?

Le film qui décrirait le mieux la complexité de liens familiaux, selon Sophie Galabru ? Juste la fin du monde de Xavier Dolan. « On peut y voir la complexité des liens entre frères et sœur, et avec leur mère. Il y réside une finesse très profonde qui montre l’ambivalence et l’oscillation amour-haine. La tentative de possession et de résistance à cette tentative. L’envie de régresser pour revenir dans le cocon familial, et l’envie de s’en émanciper. Le problème entre rester ensemble et accepter que l’autre soit différent. Beaucoup de problématiques sont réunies dans ce film ».

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