Développement de l'enfant

Écrire pour dire et se libérer

Un mardi soir d’avril, des grand·es ados se retrouvent à l’association Calame pour encadrer un atelier d’écriture. Libérer la parole d’enfants de quelques années leurs cadet·tes, tel est le projet pensé et porté par ces quatre jeunes qui entendent donner de l’aide après en avoir reçu.

Autour de la table, ils sont une dizaine, âgé·es de 12 à 14 ans, à avoir bravé les giboulées pour se rendre à Calame. Cette maison saint-jossoise de la rue de la Pacification, les jeunes « phénix » la connaissent bien. Trois fois par semaine, ils s’y rendent pour du soutien scolaire. Mais le mardi, c’est répit. Ce soir-là, pas de cahier à sortir ni de leçon à réviser. Les ados viennent pour souffler, s’ouvrir, s’inspirer.
À la manœuvre ce mardi, Raslen et Mohammed. Eux aussi ont été jeunes phénix. Aujourd’hui, ils sont passés graines d’animateurs. Programme du jour : un atelier d’écriture dans le cadre de leur projet « Paroles d’ados ». Sa particularité ? Être pensé et porté par des jeunes de l’association au bénéfice d’ados plus jeunes pour libérer leur parole.
« Tous ces jeunes ont passé leur journée à l’école à écouter. Ils ont très peu l’occasion de parler. Il n’y a pas d’oreille pour les écouter. Je me souviens, moi, à leur âge, je n’osais même pas poser une question de peur d’avoir l’air bête. Ici, on est là pour leur permettre de lâcher ce qu’ils ont à dire, pour leur apprendre à prendre la parole. Ça leur servira pour plus tard », explique Mohammed.

Renvoyer l’ascenseur

Il sait de quoi il parle. Il y a six ans, l’adolescent pousse la porte de l’asbl Calame. Il est ultra timide et pourtant, il en a des choses coincées dans la gorge. Avec sa mère aussi, impossible de communiquer. Le déclic se passe lors d’un camp avec Calame. Les animateurs lancent les ados sur des sujets et leur apprennent la technique des joutes verbales. Le groupe participe à des tournois d’éloquence. Mohammed sort de sa bulle et se fait entendre. Il kiffe ! « Tout ce que Calame m’a appris dans la vie, j’ai envie de le transmettre à mon tour, c’est un effet boule de neige ».
Pour « briser la glace », Bruno, animateur de l’asbl Scan-R qui soutient le projet et apporte son expérience, propose au groupe d’écrire un mensonge et deux vérités sur un bout de papier. L’exercice paraît simple, mais les ados sont perplexes. On lit sur les plis du front : que dire de moi sans trop me dévoiler ? Quel bobard plausible choisir ? Ça cogite ferme. Raslen et Mohammed couvent leurs petit·es du regard. Comme pour les encourager. Redouane, l’extraverti du groupe, se lance. Les autres suivent sur sa lancée. Tour du monde, jambe cassée, voyage au Portugal, équipe de foot préférée, les ados ont joué le jeu. Glace brisée, check !
Bruno embraye. « Après ce premier exercice pour mieux se connaître, j’aimerais vous donner le pouvoir de vous exprimer sur une phrase qui vous a marquée ». Regards amusés, sourires échangés, la sauce prend. Les ados adhèrent. Il n’empêche, la tâche est ardue. « On doit écrire quoi ? », questionne Ryan. « Qu’est-ce que tu vas dire ? », chuchote Ayman. Les animateurs passent de l’un·e à l’autre pour répondre, recadrer, suggérer. Ces élèves de 1re et 2e secondaire n’ont pas l’habitude de prendre la plume. Encore moins pour écrire en toute liberté.
« On vient avec un dispositif hyper léger, une feuille et un stylo, explique Bruno. Ce qu’on leur donne, finalement, c’est surtout l’occasion d’avoir les cartes en main. Libérer leur parole, voilà ce qu’on fait avec Scan-R. Des psys ont prouvé que le fait de nommer un problème sur papier permet de s’en détacher. »

Le pouvoir d’exprimer

« Pensez à une phrase qu’on vous a dite et qui vous révolte », conseille l’animateur. Ça y est. L’émotion afflue. L’impulsion surgit. Raslen et Mohammed entrevoient les prémices de ce qu’ils ont rêvé avec leur projet. Ayman, Amar, Redouane, Yassine… Tous s’animent et s’activent. Fébriles, ils écrivent. Surgissent du passé des phrases qui les ont blessés. « Tu ne réussiras jamais ta 4e », « Sale noir », « Tous les Arabes sont des voleurs », « Tu oublieras quand tu seras grande ». Ils lâchent les bombes reçues avec le sourire. Comme pour amoindrir. Il faut encore dérouler le fil, contextualiser, commenter. Certain·es se découragent.
Dans le coin de la pièce, M. s’accroche. Écrire, c’est une chose. Lire son texte devant le groupe, une autre. « Quand tu seras grande, tu oublieras. Tu oublieras, par exemple, que ta mère te frappe et que tu as mal. Grandir ne veut pas forcément dire oublier. Mon corps oubliera peut-être cet acte, mais pas moi ». Le texte est court, quelques lignes à peine. Mais tout est dit. Sourire aux lèvres, M. est fière. Elle a mis des mots sur ses maux. Une petite vengeance. Bruno l’avait bien dit : « le pouvoir d’exprimer ». Debout dans un coin, Raslen acquiesce.

« On vient avec un dispositif hyper léger, une feuille et un stylo. Ce qu’on leur donne, finalement, c’est surtout l’occasion d’avoir les cartes en mains »
Bruno

Animateur chez Scan-R

Mohammed est assis à côté de Redouane qui semble tout aussi fier. La phrase assassine de son institutrice de 4e primaire lui a longtemps trotté en tête. L’ado est debout face au groupe. Il déclame et ose même regarder son public dans les yeux. À peine sa prose terminée, un immense sourire se dessine. Les applaudissements fusent et le sourire se fait encore plus généreux.
C’est au tour d’Amar de prendre la parole avec comme phrase de départ : « Sale noir ». « Malheureusement, c’est un thème récurrent et qui reste d’actualité. Les propos racistes sont balancés sous forme de blague », explique Bruno. Amar bascule sur sa chaise, mal à l’aise. Un regard, un signe de tête, Raslen et Mohammed encouragent en silence. L’équilibre est fragile comme sa voix quand il lit. « Sale noir. J’ai jamais aimé cette phrase. De un, c’est raciste. De deux, c’est faux. Je ne suis pas noir. Cette phrase est prononcée par mes amis. Ils disent ça pour rigoler. Ils ne sont pas sérieux. Alors, je les pardonne ».
L’atelier d’écriture touche à sa fin. Il est déjà temps de passer au dernier exercice. Mis en confiance par les deux premiers, les jeunes se lâchent. En une paire d’heures, quelque chose s’est enclenché. Comme une autorisation donnée à soi-même de s’exprimer. Les barrières ont sauté pour laisser libre cours à la spontanéité.
« On n’a pas vocation à être des thérapeutes ou des justiciers, conclut l’animateur. Notre volonté, c’est de lutter contre le repli sur soi. Au niveau individuel, c’est aussi une source de fierté d’écrire et de partager quelque chose d’intime. Ça demande un travail d’introspection qui n’est pas simple. Par contre, je suis toujours impressionné par leur franchise. Les ados écrivent comme ils parlent, cash, sans détour et ça injecte une puissance dans leur texte. »

POUR ALLER + LOIN

« Ils sont là, mais l’école ne leur parle pas »

« Ça paraît anodin, mais ce genre d’atelier redonne du sens. L’école focalise sur la matière sans chercher à la lier aux centres d’intérêt des ados. Ils sont là, mais ça ne leur parle pas », explique Jamila Achak, coordinatrice de Calame. Depuis vingt ans qu’elle travaille dans le secteur, Jamila constate un décrochage scolaire de plus en plus marqué. Des jeunes qui vont à l’école, mais n’écoutent pas, ne prennent pas note, ne se sentent pas concernés. Désabusés par le contexte multicrises et l’horizon professionnel bouché, ils décrochent. À 13 ou 14 ans, ils sont encore dociles et prennent le chemin de l’école sans sourciller. Mais si on les laisse sur la route, le risque, c’est le décrochage complet.
À Calame, l’équipe s’active pour les soutenir dans leur travail scolaire, mais aussi pour leur ménager des bulles d’air. Le mardi soir du reportage, en plus de l’atelier d’écriture, au rez-de-chaussée, des enfants préparaient une chanson pour une fête avec deux papas musiciens tandis que des jeunes peaufinaient le programme de leur voyage au Canada au grenier. Le départ est dans deux semaines. Encore un projet pour mettre du vent dans leurs voiles.

À LIRE

Jeunesse bouche émissaire, la première partie de ce reportage consacré au travail de Scan-R avec les grand·es ados.

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