Vie pratique

Et si nous façonnions nos villes à hauteur d’enfant ?

Considéré comme dangereux par les parents, l’espace extérieur des villes est petit à petit déserté par les enfants. Pourtant, selon diverses études, cet investissement est primordial. Comment ramener tout ce petit monde dehors ? Réflexions.

Le rôle des pouvoirs publics n’est-il pas de protéger ses citoyen·nes, de défendre la place de chacun·e ? Pourtant, à la vue de l’aménagement des villes européennes, et plus encore des capitales, nous sommes en droit de considérer que celles-ci ont été façonnées pour convenir en priorité à une seule catégorie de personne : l’homme adulte et actif. « Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, la diffusion à grande échelle de l’automobile a eu pour conséquence la réduction significative de l’espace disponible pour le jeu des enfants en milieu urbain, produite entre autres par les besoins accrus en places de stationnement, confirme Clément Rivière, maître de conférences en sociologie à l’Université de Lille et auteur d’une enquête sur l’encadrement des parents sur l’usage que font leurs enfants des espaces urbains*. Mais la voiture ne se contente pas de prendre de la place, dans la mesure où elle constitue aussi un danger avéré pour l’intégrité physique des enfants : l’augmentation du nombre de voitures en circulation rend la fréquentation enfantine des espaces publics urbains moins rassurante pour les parents ». Ajoutez à cela la pollution atmosphérique qui lui est liée et vous obtenez un tableau grinçant : une large partie de la population semble avoir été oubliée, notamment les plus jeunes.

« Enfants d’intérieur »

Constat interpellant : l’espace extérieur urbain s’est peu à peu vidé de ses enfants. Plusieurs causes à cette réalité : d'une part, la baisse de la natalité , d'autre part, l'exode des familles vers les périphéries pour des raisons hygiénistes (pollution, insalubrité) ou de confort (jardin, plus d'espace) et, enfin, l’évolution de nos modes de vie (bonjour les écrans !) et la crainte des parents eux-mêmes face à une ville qu’ils jugent hostile. Certain·es spécialistes n’hésitent pas à parler « d’avènement d’enfants d’intérieur »**.
Les enfants sont ainsi gardés à la maison « pour leur bien ». « Souvent pensée comme un abri antiatomique protégeant de l’extérieur et de ses risques - accidents de la circulation, violence, drogue, mauvaises fréquentations - en dépit des risques d’accidents domestiques et de conséquences potentiellement néfastes pour l’aptitude à l’autonomie des enfants », rappelle Clément Rivière.
Même son de cloche du côté de l’anthropologue Élodie Razy : « Penser que les enfants sont à l’abri à l’intérieur, notamment sur leurs écrans, est trompeur : ils sont exposés à d’autres risques. Notamment les violences intrafamiliales et les polluants des matériaux présents à l’intérieur des espaces peu aérés. C’est donc contre-intuitif. Ce manque d’exposition accompagnée des risques mesurés dans l’espace extérieur peut être néfaste à leur développement. En effet, ces expériences préparent les enfants aux étapes suivantes du cycle de vie, à maîtriser leur environnement, à apprécier s’ils sont capables de faire telle ou telle chose. Souvent, on ne voit que l’effet immédiat (il s’est fait mal, il a fait de mauvaises rencontres…) sans une vision à plus long terme. Dans l’idéal, les enfants devraient être accompagnés à s’autonomiser progressivement ».

Pour rendre la ville aux enfants, il faut mener une réflexion qui vise à agir ‘avec’ les enfants et pas seulement ‘pour’ eux

Dessine-moi un buisson

Depuis quelques années, certain·es élu·es ont pris conscience du retrait des enfants des espaces publics urbains. « Et tout particulièrement des enfants vivants dans des quartiers défavorisés et ayant peu d’accès à des aires de jeux, considérées comme peu nombreuses ou insuffisamment sécurisées, selon certains parents », précise Élodie Razy. Pour pallier ce manque, certain·es se sont intéressé·es à la démarche « Ville à hauteur d’enfant », dont l’objectif premier est « de restituer aux enfants de la ville la possibilité de sortir de chez eux pour vivre avec leurs amis l’expérience fondamentale de l’exploration, de l’aventure et du jeu », comme le mentionnait le pédagogue Francesco Tonucci, directeur scientifique de l’expérience de Fano (Italie).
Retour sur cette expérience éclairante : mai 1991, la ville de Fano organise une semaine intitulée « La ville des enfants ». Autour d’ateliers, de conférences et d’expositions, un conseil municipal extraordinaire se déroule en présence de nombreux enfants. Une première. Francesco Tonucci propose alors au maire de la ville d’en faire un projet permanent. Un « laboratoire » est mis sur pied pour mener à bien le projet.
Cinq ans plus tard, Francesco Tonucci publiera La Ville des enfants. Pour une (r)évolution urbaine (Parenthèses), traduit en plusieurs langues, devenu une véritable « boîte à outils » de transformation de la ville. Le changement de paradigme proposé est radical : il suppose de remplacer le fameux homme adulte actif, cité plus haut, par l’enfant en tant qu’étalon pour la conception et l’évaluation de la ville. Une proposition révolutionnaire. Avec en point de mire la remise en question de la place de l’automobile, la promotion de la mobilité autonome et du jeu libre, la critique des aires de jeux (conçues aujourd’hui comme une oasis ludique avec ségrégation spatiale des enfants) et, comme point d’orgue, la mise en œuvre d’une participation réelle des enfants à la fabrique de la ville.
« À rebours du cadrage dominant qui dépeint les enfants comme des êtres vulnérables et à protéger, il s’agit dans cette perspective d’agir ‘avec’ les enfants et pas seulement ‘pour’ eux, explique le sociologue Clément Rivière. Cela ne va pas sans poser un ensemble de difficultés, dans la mesure où les différentes formes de participation des enfants sont chronophages et susceptibles d’engendrer un surcroît de travail significatif pour les employés communaux ». La mise en place d’un conseil des enfants ne s’improvise pas, elle nécessite l’acquisition d’un véritable savoir-faire (voir encadré).

Conflits d’intérêts 

« Un tel projet représente un changement radical pour les villes, presque une conversion, dans la mesure où il s’agit de prendre au sérieux les enfants et leurs propositions, ce qui ne peut aller sans engendrer des conflits avec les intérêts des adultes. À commencer par ceux des élu·es, souligne Clément Rivière. Toute ville qui s’engage dans cette perspective crée de fait, en son sein même, une contradiction forte mais passionnante. »
Pourtant, l’engouement fut réel et il a dorénavant traversé les frontières de l’Italie. Notamment depuis la campagne Villes amies des enfants, lancée en 2020 par l’Unicef, les villes qui se déclarent « Child friendly » ou à « Hauteur d’enfant » augmentent chaque année. Chez nous, la ville de Gand en fait partie. Comme Leeds au Royaume-Uni, Bâle en Suisse, Rotterdam au Pays-Bas et plus de 300 en France. Ces dernières se rencontraient d’ailleurs au moment d’écrire ces lignes pour deux jours de réflexion afin de renforcer la prise en compte des enfants en situation d’exclusion et de pauvreté dans les politiques publiques locales. Car, comme le rappelle le programme de l’Unicef, « une ville à hauteur d’enfant ne peut être pensée que par le prisme des enfants les plus vulnérables ».

Polybénéficiaires

Au-delà des difficultés de mise en place d’une telle structure, les avantages sont à la hauteur de l’effort déployé, car cette vision à hauteur d’enfant bénéficie à bien d’autres habitant·es de la ville : les personnes âgées, les personnes en situation de handicap, les parents et les mères, en particulier ! « Une ville où les enfants jouent dans la rue est plus sécurisante pour tou·tes, conclut Clément Rivière. En ce sens, il ne s’agit pas d’un simple projet sectoriel destiné aux enfants, mais d’un projet d’envergure pour la ville et l’ensemble de ses habitant·es ».
L’expert suggère de conserver une certaine vigilance quant à la récupération marketing. Il invoque surtout la nécessité de toujours penser la ville à hauteur d’enfants, au pluriel. « Il convient de porter une attention à l’hétérogénéité des enfances urbaines ». S’adapter et façonner selon les besoins réels de chacun·es : à savoir des filles comme des garçons, des plus aisé·es comme des moins fortuné·es, des plus petit·es comme des plus grand·es.  

* Leurs enfants dans la ville. Enquête auprès de parents à Paris et à Milan (PUL)
** « Indoor Child », terminologie que l’on doit aux géographes néerlandais Lia Karsten et Willem Van Vliet.

EN SAVOIR +

Les bénéfices du temps passé dehors

Selon le résultat de la recherche de l’ONE sur l’investissement des espaces extérieurs par les enfants, être dehors aurait un impact sur la socialisation, l’éveil des sens, le développement de l’autonomie, l’apprentissage et la gestion mesurée des risques, l’appropriation de l’environnement, la découverte et le respect de la nature…
« Cela a aussi un impact sur la santé physique et mentale, c’est prouvé. Parmi les bénéfices que l’on connaît moins, la lutte contre la myopie, fait remarquer Élodie Razy, anthropologue, Quand on est souvent dans un espace réduit, qui plus est devant un écran, on n’exerce pas sa vision de loin. Les médecins remarquent que de plus en plus d’enfants sont myopes. »
La spécialiste rappelle qu’il y a de nombreux autres bénéfices à sortir de chez soi : « Le développement musculaire, le renforcement de l’immunité, l’amélioration du sommeil, la production de la vitamine D, la lutte contre l’anxiété et la dépression, mais aussi tout ce qui a trait au plaisir comme la découverte, l’expérimentation, se relier aux autres, au monde vivant ou la coopération entre enfants… Cela forme un tout. Cela semblait évident dans le passé et les espaces ruraux ».

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