Vie pratique
Depuis quelques années, les offres « Adults only » pullulent en parallèle des espaces « Kids friendly » qui se multiplient. Évolution symptomatique d’une société qui se polarise, où l’art de vivre ensemble s’est complexifié.
Avant de faire le tour de la ville, faisons un petit crochet par nos vacances (été oblige). Imaginez, vous êtes confortablement installé·e quand débarque une ribambelle de mouflets. Ça grince ? Normal. Que celui ou celle qui n’a jamais soupiré de dépit en découvrant, lors d’un long trajet à venir, que son voisin d’accoudoir serait un bébé nous jette la première tétine ! Reconnaissons-le d’emblée : voyager avec un enfant en bas âge fait grimper la tension d’un cran. Si l’épreuve est éprouvante pour les parents, elle l’est également pour les autres usagers : selon une étude menée par Skyscanner*, plus de la moitié d’entre eux souhaiteraient pouvoir choisir un vol sans enfant !
Une demande entendue par la compagnie aérienne turque Corendon, la première en Europe, qui annonçait en novembre dernier, qu’en sus de ses 248 séjours « Adults only », elle créerait, sur ses vols Amsterdam-Curaçao, une zone « child free » isolée par des parois. Rejoignant le rang d’autres compagnies internationales telles que Malaysia Airlines, AirAsia ou Scoot Airlines proposant déjà ce service.
Pourquoi le tour-opérateur TUI, dont l’offre « Adults only » a pourtant augmenté de 20% en cinq ans (!), ne propose-t-il pas ce service aérien ? « Limiter l’accès de nos vols à un certain public serait une stratégie contre-productive, reconnaît Sarah Saucin, attachée de presse de la compagnie. Notre objectif premier est de voler avec la plus grosse occupation possible, or cela limiterait le remplissage. Il faut savoir que la majorité de nos clients reste des familles. Actuellement, ce n’est pas envisagé. Cela pourrait l’être si cela devenait une plainte majeure et répétitive de nos clients ». Voilà qui est rassurant : la présence des enfants n’est pas (encore) une plainte majeure et répétitive. De plus, l’offre des séjours étiquetés « adaptées aux enfants » est trois fois plus importante que celle étiquetée « Adults only ».
L’enfant, cette nuisance
Autre fait interpellant, les personnes réservant des vacances « Adults only » sont principalement… des jeunes parents. Paradoxal ? Pas forcément. « On a deux profils de personnes qui réservent ce type de séjour, explique Sarah Saucin. Soit ce sont des personnes assez jeunes, qui ont des enfants, mais décident de prendre du temps pour eux et s’octroient une semaine en couple ou entre amis, en laissant les enfants à la maison (ndlr : entendez chez les grands-parents). Soit ce sont plutôt les 50 ans et + qui ont de grands enfants, voire des enfants qui ont quitté le foyer, et qui préfèrent avoir un endroit au calme pour se reposer. Souvent, c’est le repos et la tranquillité qui justifient le choix de ces vacances ».
Le tourisme axé sur le repos fait d’ailleurs partie des tendances 2024**. Soulignant par là-même l’aspect éreintant de nos modes de vie actuels : dans nos sociétés hyperconnectées, immergées de nuisances sonores, où les cas de burn-out (tant parental que professionnel) explosent, le besoin de calme pour recharger ses accus apparaît dorénavant comme vital. Et quand on sait que le niveau sonore des pleurs d’un bébé atteint le seuil de danger pour l’oreille (85 décibels)… Cela permet de relativiser.
« Le rapport à l’espace public a complètement évolué. Il est différent, composé de mini-espaces privés où chacun veut être autorisé à faire ce qu’il veut comme il veut »
Toutefois, nous sommes en droit de nous interroger sur le fait que cette tendance « Adults only » se répande à d’autres sphères. Comme dernièrement à la restauration. En 2018, le gérant de la Brasserie Sir Charles, à Nieuport, interdisait l’accès de son établissement aux enfants. Cela avait fait un tollé. Pourtant, depuis, d’autres restaurateurs ont suivi le mouvement dans l’indifférence. C’est le cas d’Ayrton Marsani, le patron de Feta & Oregano à Ixelles. Qui a choisi de limiter l’accès de son restaurant aux plus de 16 ans uniquement.
« Je n’ai rien contre les enfants, je suis moi-même papa d’une petite fille, assure-t-il, mais je ne veux pas d’enfants ici, tout simplement ». Comme le patron du Sir Charles, sa décision fait suite à plusieurs conflits avec des clients. Car les quatre premiers mois d’ouverture, le lieu était ouvert aux plus jeunes. « Sauf qu’à 20h30, je monte le son et les gens finissent généralement par danser, explique le restaurateur, Mais les parents me demandaient de baisser le volume, et quand je leur demandais de ne pas laisser leurs enfants courir et toucher à tout, ils me rétorquaient que je devais comprendre : c’étaient des enfants ! ».
C’est donc pour éviter les conflits avec les parents, mais également avec les autres clients, « gênés par le bruit de la tablette des enfants de la table d’à côté ! » qu’il a pris cette décision. « La plupart des client·es comprennent, certain·es viennent spécialement ici pour ‘souffler’. Je n’ai eu que trois messages de mécontentement ».
Comme celui de cette jeune maman, reçu sur son compte Instagram : « Je suis très choquée par votre prise de position (…) En interdisant les moins de 16 ans, vous effacez aussi les mères, car, mis à part un petit pourcentage de personnes ayant des nounous, ce sont elles qui restent presque toujours avec les enfants. Dans quel monde vivrons-nous si on interdit les enfants partout ? Et comment faire des adultes équilibrés et civilisés s’ils ne peuvent se rendre dans des lieux publics pour la première fois qu’à 16 ans !? ».
Message suivi d’un rappel à la loi belge interdisant la discrimination. Le fait que cette pratique soit illégale importe peu au restaurateur : « Les gens adorent nous expliquer comment faire, mais sans prendre en compte nos problèmes, s’insurge-t-il. Personnellement, je n’emmènerais pas ma fille dans un endroit comme le mien. Car je sais qu’elle a besoin de bouger et de se balader. Si la dame m’avait appelé, sur un autre ton, je lui aurais dit, qu’en tant qu’habituée, elle pouvait venir avec son bébé. Car si des parents arrivent avec des enfants de 12 ans, je ne vais pas les remballer… Mais je leur rappellerai le concept ».
Concept. Le mot est lancé. Car, en marge de ces adresses « Adults only », de nombreuses adresses sont « Kids friendly » et mettent les petits plats dans les grands pour séduire les enfants, ou plutôt leurs parents : toilettes avec change pour bébé, coin allaitement, menus adaptés, police de caractère récréative, vaisselle colorée et incassable, livres et BD, matériel à dessin, voire carrément une salle de jeux entière attenante.
Compartimentalisation des âges de la vie
Pour Élodie Razy, anthropologue et professeur à l’ULiège, nous sommes dans une « société de labels ». « C’est lié à une forme de segmentation où l’on se sépare les uns des autres. Chacun veut son espace public privatisé. C’est aussi le signe que ce n’est plus si évident de voir des enfants dans certains espaces, et que ce n’est plus acceptable pour certaines personnes d’avoir des enfants bruyants et remuants à côté d’eux. Il y a un degré d’acceptation du dérangement, avec toute une palette de situations, qu’il faudrait prendre en compte. Ce débat sur les espaces réservés aux adultes montre très bien la polarisation des débats sur plein d’autres sujets actuels : c’est tout l’un ou tout l’autre, on oppose tout, on n’est plus du tout dans la nuance, ni dans la rencontre. C’est très symptomatique ».
Ces lieux labelisés sont l’expression de plusieurs évolutions. La première est marketing. Comme le marché des célibataires, il y a celui des parents et de leurs enfants, et celui de celles et ceux qui en ont marre… Il y a donc un public cible, une segmentation. « Une volonté marketing qui rencontre des aspirations et surfe sur la vague ».
La seconde expression est sociale. Certaines personnes trouvent les enfants de plus en plus « mal élevés ». « On se réfère toujours au passé. Mais à chaque époque, ses enfants considérés comme mal élevés, souligne l’anthropologue. C’est très subjectif : un enfant mal élevé pour quelqu’un ne le sera pas pour un autre. Ce qui est certain, c’est la volonté d’avoir des espaces où l’on n’est pas embêté. Qui s’inscrit dans la montée de l’individualisme : l’individu estime avoir le droit d’être tranquille. L’enfant apparaît alors comme une sorte de repoussoir par rapport à cet espace où tout serait lisse et se passerait comme prévu ».
Intérêt personnel et intérêt collectif
Pourtant, on peut facilement affirmer qu’un groupe de jeunes fêtards peut faire autant, voire plus, de potin qu’un groupe d’enfants. « Oui, mais ce n’est pas perçu comme le même bruit, nuance Élodie Razy. Cette nuisance sera vue différemment en fonction des époques, des groupes sociaux, des générations. Chanter à tue-tête, brailler devant un match de foot ou des enfants qui réclament quelque chose, ce n’est pas la même chose. Il y a aussi cette idée que les enfants ne sont pas encore des êtres civilisés, qu’ils n’ont pas encore les codes, qu’ils n’obéissent pas aux normes de la vie en société. Tout cela entre en ligne de compte ».
On revient à l’idée que l’intérêt personnel prime sur l’intérêt collectif. « Le rapport à l’espace public a complètement évolué, rappelle l’experte. Il est différent, composé de mini-espaces privés ou chacun veut être autorisé à faire ce qu’il veut comme il veut. Prenons notre façon d’utiliser le gsm : certains parlent très fort dans le train, comme s’ils étaient tout seuls dans leur bulle. C’est tout le rapport à l’espace public qui change, chacun veut son espace tranquille, à lui, dans cet espace public ».
Car, finalement, des espaces dont les enfants sont exclus, ce n’est pas nouveau. Pensons aux discothèques, aux casinos, aux magasins érotiques… « Mais nous sommes arrivés à un extrême de compartimentation et de spécialisation des âges de la vie, explique l’anthropologue. Si on enlève le temps de sommeil, beaucoup d’enfants passent plus de temps dans des institutions qu’avec leurs parents ! Certains enfants ne connaissent pas le métier de leurs parents, car ils ne l’ont jamais vu concrètement. Les enfants ont des espaces dédiés : l’école, les loisirs, les aires de jeux. Cela a des avantages, mais on est arrivé à une séparation enfants/adultes extrême ».
Or, cette séparation entraîne une méconnaissance de l’autre. « Voire de la méfiance, affirme l’experte. Peut-être aussi moins d’empathie dans certains cas, car on ne se connaît pas, on ne se côtoie pas souvent, donc on y porte peu ou pas d’intérêt ».
Vivre ensemble
Alors avant de devenir de parfait·es étrangers et étrangères les un·es pour les autres, interrogeons-nous sur les dérives potentielles d’une société où chacun·e vivrait en parallèle. Ne serait-ce pas une société qui a perdu une part de son humanité ? Élodie Razy nous rappelle l’importance du vivre ensemble : « Qu’on adapte certaines choses aux enfants, ce n’est pas un problème en soi. En revanche, ces espaces ou ces moments dits ‘pour adultes’ auxquels les enfants accèdent de temps en temps sont importants. Car ils sont des lieux d’apprentissage et de transmission de normes, de codes, de valeurs. Beaucoup d’enfants petits se sentent valorisés lorsqu’ils sont assis à table sur une chaise d’adulte. ‘Comme des grands’. Cela les conforte aussi dans l’envie de grandir : cela peut être excitant pour eux d’adopter les codes adultes. Tout est dans l’équilibre ». Alors si chacun·e se rappelait simplement d’avoir été un·e enfant, cela permettrait sûrement d’améliorer notre tolérance envers les plus jeunes et leurs manières d’être.
* 52%, chiffres datant de 2010
** skyscanner.fr/actualites/tendances-voyages
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