Vie pratique
Louise Lefebvre, conceptrice paysagiste pour Bloc Paysage, regrette que les aires de jeux soient hyper encadrées. Au propre comme au figuré. Rencontre.
Lors d’une conférence TEDx intitulée Let’s our kids play, le philanthrope américain Darell Hammond signalait que les aires de jeux actuelles transforment nos enfants en hamsters plutôt qu’en aventuriers. Partagez-vous son point de vue ?
Louise Lefebvre : « Je suis tout à fait d’accord : de nombreux supports de jeux sont plus construits pour rassurer les parents que pour offrir des jeux intéressants aux enfants. La plupart des jeux proposés ont une manière évidente d’être utilisés et l’aire de jeux identifie l’endroit où l’on peut jouer, avec le sous-entendu qu’ailleurs, ce n’est pas fait pour ça. Sauf que les enfants ne vont pas être attirés par un jeu, mais par des espaces, des matérialités. Ils n’ont pas besoin d’une aire de jeux pour s’amuser. Les flaques de boue sont plus intéressantes qu’un tourniquet ! Quand on travaille sur ces sujets, il faut inclure la question de comment faire évoluer la mentalité des parents. Je préfère l’idée des parcours, des supports ludiques qui ne sont pas forcément des jeux, mais dont les enfants comprennent tout de suite qu’ils peuvent jouer dessus. C’est ce que nous avons tenté de faire avec des sculptures abstraites en béton réalisées au cœur d’une cité à Anderlecht. Elles ne sont pas du tout aux normes des aires de jeux, mais elles sont appropriées à l’imagination des enfants. »
Pourquoi est-il si compliqué de sortir des normes actuelles ?
L. L. : « C’est une question de philosophie sur le risque. En Flandre, plus souvent qu’en Wallonie, la tendance suit le courant allemand qui stipule que les enfants sont capables d’appréhender les risques et de faire attention. L’idée est de les laisser plus libres de jouer dans un espace moins sécurisé que les aires de jeux. Pour développer, notamment, leur autonomie. À Liège, le terrain d’aventures du Péri partage cet esprit : les enfants y construisent des cabanes en manipulant des outils, comme des marteaux et des scies. Des animateurs veillent sans diriger et laissent les enfants s’organiser eux-mêmes. Les grands aident les petits, ceux qui l’ont déjà fait montrent la technique aux autres. Quand on rend un risque visible, il est moins dangereux qu’un risque invisible. Plus on fera des espaces hyper sécurisés, moins on apprendra aux enfants à faire attention et à mesurer ces risques. »
Avez-vous réussi à créer des espaces fidèles à vos valeurs ?
L. L. : « Dans le jardin de la biodiversité à Mons, nous avions réalisé un observatoire en bois dont le travail architectural était basé sur l’aspect ludique : avec des filets sur lesquels grimper. Hélas, nous sommes tombés sur un contrôleur zélé et nous avons dû retirer le grand filet, remplir des garde-corps de lattes partout pour empêcher de grimper dessus. C’est très frustrant, car nous nous étions assurés de répondre aux normes de sécurité. Il est très compliqué de faire valider des jeux hors catalogues. Je pense que c’est dû à la dérive générale de vouloir tout réglementer. S’il y a un problème, on en fait une règle pour éviter les risques. Mais selon moi, le risque fait partie d’une certaine découverte, du terrain, du paysage. Quand on joue, c’est aussi pour risquer des choses. Selon moi, il faut adopter une lecture plus intéressante de ces règles. Mesurer le risque en fonction de la ‘ludicité’ : si le jeu est super chouette, le risque vaut la peine d’être conservé. »
« Selon moi, le risque fait partie d’une certaine découverte, du terrain, du paysage. Quand on joue, c’est aussi pour risquer des choses.
Aviez-vous pris en compte l’avis des enfants ?
L. L. : « Pas pour ce projet. Mais pour d’autres, oui. Ils apportent une nouvelle façon de penser hyper intéressante. Par exemple, pour l’aménagement éphémère d’un terrain à Grigny, en banlieue parisienne. On voulait faire des jeux fabriqués dans un chantier ouvert. On a demandé à un panel varié d’habitants quels étaient leurs meilleurs souvenirs de jeux quand ils étaient petits. Les enfants sont très forts pour y répondre : ce sont des espaces, des cabanes, des jeux plus ouverts à l’imagination. Aujourd’hui, quand on regarde une aire de jeux, on voit des jeux unitaires, des trucs à ressorts, des toboggans… Les enfants y vont, car ils savent comment les utiliser. Mais la durée de jeu est limitée : les enfants en ont marre au bout de cinq minutes. Ceux qu’ils ne veulent plus quitter sont les cabanes, les bateaux, des espaces avec des conceptions plus intéressantes où ils peuvent manipuler de la matière comme du sable ou de l’eau… »
Comment motiver les familles à sortir plus souvent ?
L. L. : « Peut-être en rendant les aires de jeux moins clôturées : qu’elles ne soient plus un enclos où les parents sont là juste pour surveiller leur enfant. Des espaces plus ponctuels et plus ouverts permettraient plus de liberté, même de pique-niquer. Une grande prairie préservée de la circulation suffit à acter un espace assez sécurisé pour les parents où chacun peut avoir une occupation différente. Je prône d’éviter la surprogrammation des espaces en ville. Nous avons besoin d’ouverture dans la densité bâtie. Dans les programmes des espaces publics, il y a toute une série de cases à cocher : une aire fitness, une aire de jeux, un terrain de sport… qui finissent par créer des séries d’enclaves et laissent peu de place à la respiration, au vide pour profiter visuellement et physiquement d’une étendue ouverte. »
ZOOM
La Politique du Lange
En ramenant son nouveau-né chez elle, Pauline Cabrit, paysagiste et urbaniste, a vécu une expérience paradoxale. Alors que comme piétonne, elle avait une vision apaisée de la ville, une fois son bébé dans les bras, soudain la ville lui est apparue hostile.
« En quelques heures, ma perception de l’espace public s’est littéralement transformée. Le trajet de retour de la maternité m’a paru chaotique. Tout me semblait trop. J’ai commencé à voir ce que je ne voyais pas avant : les saletés sur le trottoir, l’impression que les voitures roulaient hyper vite, l’air pollué que je respirais… »
Suite à cette expérience, elle enquête avec Aurélien Ramos, paysagiste et enseignant chercheur, sur la place des bébés dans la ville. Ensemble, ils fondent la Politique du Lange et rédigent le manifeste du même nom. Leur objectif : se faire se rencontrer le monde de la fabrique de la ville avec celui de la politique de la petite enfance. « Ce sont deux mondes qui ne se rencontrent pas d’habitude, explique Aurélien Ramos. Les résultats de notre étude montrent que les politiques publiques en matière de petite enfance sont principalement axées sur l’espace intérieur (l’espace domestique ou l’accueil en crèche), mais qu’il n'y a pas de politique d’aménagement de l’espace public extérieur ».
L’idée n’est pas de revendiquer des aires de jeux pour les 0-3 ans, mais plutôt de réaliser des aménagements pour une cohabitation. « Nous partons de la même logique que les associations contre les accidents de la route qui ont renversé le rapport des usagers : on pense d’abord aux plus vulnérables. L’idée doit s’appliquer aussi à l’espace public, pas seulement à la mobilité, remarque Pauline Cabrit. Si on envisage les plus fragiles, ces espaces seront plus accueillants pour toutes et tous. Nous demandons de renverser le rapport d’utilisation de hiérarchie ».
Parmi les dix droits mentionnés dans leur manifeste, celui du droit à la nature leur paraît le plus essentiel : « La théorie de l’extinction de l’expérience de nature de Robert Pyle et James Miller le décrit très bien : moins on est confronté à la nature, moins on la connaît, moins on la protège », explique le duo. Dans le contexte actuel, il y a même urgence.
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