Crèche et école

La crèche des titans

La crèche des titans

Fermetures de crèches, manque de places, pénurie de personnel… Le secteur du milieu d’accueil de la petite enfance est en crise. Comment en sommes-nous arrivés là ? Tentative d’explications.

Flash-back. En 2002, au sommet de Barcelone, le Conseil Européen fixe à 33% le taux de couverture minimal de l’accueil professionnel (qui rapporte le nombre de places d’accueil au nombre d’enfants en âge de fréquenter les milieux d’accueil), soit l’équivalent d’une place d’accueil pour trois naissances. L’objectif est essentiellement économique : laisser aux femmes la possibilité de procréer, sans s’écarter trop longuement du marché du travail.
En 2015, alors que la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) n’a toujours pas atteint le taux de couverture minimum de 33% malgré le Plan Cigogne (voir encadré), la Commission Européenne dresse, cette fois, un Code de qualité européen pour les milieux d’accueil. La nature de l’objectif n’est plus économique mais éducatif.

Une réforme incompatible avec le terrain

Ce n’est qu’en 2016, soit quatorze ans après les recommandations européennes, que le taux de couverture minimum est enfin atteint en FWB. En 2021 (derniers chiffres accessibles), il atteint même 37,7%. Mais ceci s’explique non pas grâce à la création de nouvelles places, mais par le nombre de naissances qui diminue progressivement depuis 2011. Car sur les places supplémentaires annoncées en 2011, seul un tiers a réellement été créé. Pire : 700 à 1 000 places ont même été perdues – principalement dans le non-subventionné – entre 2019 et 2023.
Certain·es incriminent la réforme du secteur de l’accueil de la petite enfance (Milac) initiée par la ministre Alda Greoli en 2019 et entrée en vigueur le 1er janvier 2020. Sur papier, l’objectif principal de la réforme Milac est louable : garantir, améliorer et harmoniser l’accueil de la petite enfance en Fédération Wallonie-Bruxelles pour toutes les familles, afin de réduire les inégalités.
Dans les faits, l’interminable liste d’obligations administratives qui en découle a jeté un pavé dans la mare : modification du statut juridique en personne morale, distinction entre direction et membre du personnel, minima de quatorze places avec accroissement par multiple de sept, qualification du personnel et salarisation de celui-ci, condition d’ouverture de onze heures trente d’affilée… Des démarches jugées lourdes et pénibles par des directions déjà débordées et épuisées.

 Laurence Paulet - Directrice du Fraje
« Tant qu’il n’y aura pas de moyens supplémentaires pour renforcer l’attractivité du métier et reconnaître l’impact sociétal de ces personnes, il y aura pénurie »
Laurence Paulet

Directrice du Fraje

« Quand on gère quatorze enfants à deux, que tu es au four et au moulin (à l’accueil, aux soins, à l’animation, à la cuisine et au ménage), le énième truc administratif, tu ne le fais pas, raconte Alexandra Genot, ex-directrice de crèche. Prendre la température du surgélateur tous les jours pour l’Afsca, tu as juste envie de leur dire : ‘Soyons clairs, il est 11h12, ton étiquette là, y’a pas moyen’. On ne vit pas dans le même monde. »
Corinne Gottal, directrice de la Crèche Bidibules à Liège, s’insurge : « Cette réforme est tellement incompatible avec la réalité du terrain. Les conditions de travail en crèche sont épouvantables. L’ONE a réussi à décourager de nombreuses professionnelles ! ». Rappelons ici que l’ONE a mis en œuvre une réglementation, et que cette décision est politique. Mais il se pourrait que la charrue ait été mise avant les bœufs.
Le problème, selon Cécile Van Honsté, directrice de la Fédération des initiatives locales pour l’enfance (FILE), ce n’est pas la réforme Milac - qui est bonne pour les familles et les enfants -, c’est son timing. Elle est, en effet, arrivée en plein maëlstrom. « Les gens mélangent tout : la réforme, la crise sanitaire, la crise énergétique, l’inflation des salaires… Il est vrai qu’il y a de plus en plus de normes. Mais le manque d’argent, c’est à cause des crises, cela n’a rien à voir avec la réforme. Celle-ci n’est pas parfaite et, forcément, il y a des adaptations à faire, car tout ne pouvait pas être pensé. Mais on s’y attèle avec la volonté d’améliorer ce qu’on peut ». Et, de fait, des amendements ont été trouvés pour les deux principaux points « qui fâchent » la FeMAPE (Fédération des milieux d’accueil de la petite enfance) : l’obligation du changement de statut des milieux d’accueil en personne morale et la salarisation du personnel.

La question du statut juridique

« Les Fédérations nous ont reproché l’obligation de passer au statut d’asbl, lance Sylvia Anzalone, porte-parole de l’ONE, mais rectifions : c’est le statut de personne morale qui est demandé. Cela peut être une asbl, une coopérative à finalité sociale ou une srl. De plus, les crèches ayant un statut en personne physique qui étaient en activité au 1er janvier 2020 ne sont pas concernées par cette obligation, valable unique pour les nouvelles crèches. Il faut souligner que ce statut donnera droit à plus de subventions, car, pour les obtenir, il faut répondre à des conditions. Cela pourra les aider à être viables. »
Parmi ces aides, la subvention pour le poste de direction ou celle qui permettra de passer d’un ETP (équivalent temps plein) à un ETP et demi pour sept enfants. Derrière cette demande de statut se cache la volonté de pérenniser les structures des milieux d’accueils existants, comme l’explique Cécile Van Honsté : « Cela a du sens qu’une crèche soit constituée en personne morale. Car dans ce cas, le patrimoine (le bâtiment, les lits d’accueil, les puéricultrices…) appartient à l’asbl. Cela permet de trianguler. En statut de personne physique, s’il y a disfonctionnement ou arrêt de travail, tout s’écroule du jour au lendemain. Le statut de personne morale est donc une garantie ».
Quant au fait de pouvoir continuer à recourir à des indépendant·es, la question est à nouveau en négociation. « Recourir à des indépendant·es permet de ne pas payer de cotisations ONSS et donc d’avoir moins de charges, explique Cécile Van Honsté, Mais il faut faire attention au problème des faux et fausses indépendant·es. Qui accepte un poste quand il n’y a plus de poste de salarié·e ? C’est une solution à court terme ».
Une solution qui reste, en tous les cas, possible jusqu’en 2028 : « Par dérogation, les crèches peuvent toujours confier les fonctions de direction à du personnel sous statut d’indépendant·e et ce, au moins, jusque 2028, affirme la porte-parole de l’ONE, tout en rappelant que la professionnalisation du secteur est essentielle. Il y a actuellement beaucoup de variété de contrats et peu de diplômes exigés. Les salaires ne sont pas représentatifs du métier. C’est très précarisant, et c’est la raison pour laquelle on veut professionnaliser le secteur. La réforme a la volonté de rendre le secteur ‘sécure’ pour tout le monde. Pour les travailleurs et travailleuses aussi. C’est important de le rappeler ».

Le manque de bras

Un des gros problèmes liés au manque de places, c’est le manque de bras. Quand on demande à Laurence Paulet, directrice du Fraje (formation et recherche - accueil du jeune enfant) pourquoi le métier de puéricultrice n’attire plus personne, elle précise que la question n’est pas aussi simple qu’elle n’y paraît.
« Le constat de départ, c’est qu’en Belgique, il ne faut pas énormément de qualifications pour accueillir des enfants. Nous sommes un des rares pays européens à avoir un niveau de qualification aussi bas pour travailler en milieu d’accueil. Souvent, les filles qui démarrent cette formation ont un parcours scolaire assez difficile, voire chaotique. Elles vivent des relégations, la puériculture est rarement un choix. C’est un premier point important. »
Le second se range dans la pénibilité du métier. « Les diplômées sont formées pour s’occuper des bébés, mais le métier est beaucoup plus complexe et les conditions de travail difficiles ». Parmi celles-ci, citons des horaires peu conciliables avec une vie de famille (commencer tôt, terminer tard), une pénibilité physique (porter des enfants à bout de bras à longueur de journée), une intensité de la tâche (pas de pause pour récupérer), un barème peu élevé (manque de valorisation) et peu de mobilité (plan de carrière limité).
« En prime, il y a peu de reconnaissance. La société a une piètre vision de ce qu’est ce travail au quotidien, remarque Laurence Paulet, car nous sommes toujours dans cet héritage historique avec l’idée selon laquelle il suffit d’avoir été maman ou de bien aimer les enfants pour bien s’en occuper. C’est un stéréotype genré qui circule beaucoup ». Et de fait : le métier est majoritairement féminin.

Cécile Van Honsté - Directrice de la FILE
« Comment peut-on avoir une puéricultrice pour sept enfants alors qu’il y a le loyer, les charges, qu’il faut être ouvert de dix à onze heures par jour et qu’il n’y a qu’un seul poste subventionné ? »
Cécile Van Honsté

Directrice de la FILE

En attendant, le vrai problème, c’est le sous-financement : « Tant qu’il n’y aura pas de moyens supplémentaires pour renforcer l’attractivité du métier et reconnaître l’impact sociétal de ces personnes, il y aura pénurie, souligne la spécialiste. Le covid a accentué la problématique : sur le terrain, les équipes sont en sous-effectif, déforcées. Il y a un lien direct avec l’absentéisme. Il y a beaucoup plus de maladies de courte et de longue durée. On sait que les professionnelles de l’accueil sont en souffrance. Avant le covid, c’était déjà difficile, mais maintenant, de la même façon que le secteur médical, elles sont épuisées. Notamment à cause des difficultés de remplacement liées à la réforme Milac. Elles ont fait un travail exceptionnel qui a été très peu valorisé, alors qu’elles aussi étaient au front !, ces personnes sont sorties épuisées ».
Aujourd’hui, les puéricultrices n’ont plus le temps de suivre une formation sur plusieurs jours. Ce ne sont plus que des journées isolées. « Pourtant avoir cet espace-temps réflexif, cet espace pour réfléchir, se poser, redonner du sens à leur pratique, c’est fondamental. C’est même indispensable pour garantir la qualité de l’accueil. C’est cet espace qui va apporter le côté humain, donner du sens et éviter le travail à la chaîne. Cet engagement émotionnel est absolument indispensable. Car si vous tombez dans des gestes techniques répétitifs, uniformisés, avec un tempo et une cadence, vous perdez tous les objectifs de la crèche, que sont les fonctions économiques (permettre aux parents de concilier vies privée et professionnelle), sociales et éducatives. Ce n’est que si l’accueil est de qualité qu’il peut avoir un impact positif sur le socle des apprentissages futurs ». Les mobilisations « Pas de bras, c’est la cata » des 4 et 20 octobre dernier avaient la volonté de rappeler ces aspects essentiels.

Arrêter les sparadraps

Sans surprise, le nœud du problème, c’est le manque de finances. « Il y a eu beaucoup de petits sous, de mesures transitoires, de mesures compensatoires, d’appels à projets, de subventions liées à des projets spécifiques, etc., explique la directrice du Fraje. De l’argent, il y en a eu. Mais ce qui manque, c’est un refinancement structurel complet pour rehausser les barèmes et réfléchir à la question du statut des accueillantes. L’ONE a déjà fait beaucoup mais il faut aller plus loin. C’est un travail titanesque ».
Pour le moment, l’enveloppe globale allouée par l’ONE au milieu de la petite enfance en Fédération Wallonie-Bruxelles s’élève à 322 435 000 € par an. Un budget conséquent, mais visiblement mal injecté. « Il faut arrêter les petites subventions ‘one shot’, il faut mettre cet argent dans une vraie réforme, car on est dans une situation scandaleuse, affirme Cécile Van Honsté, la directrice de la FILE. Il faut qu’on réalise qu’il y a un problème structurel du secteur : comment peut-on avoir une puéricultrice pour sept enfants alors qu’il y a le loyer, les charges, qu’il faut être ouvert de dix à onze heures par jour et qu’il n’y a qu’un seul poste subventionné ? Il y a clairement un déficit structurel. Soit on injecte de l’argent, soit on continue avec des micro-pansements, jusqu’à écroulement. Car le non-subventionné n’est pas un modèle financier qui tient la route. Il faut réfléchir ensemble ».
Se mettre autour de la table, pour entendre, échanger et considérer l’ensemble des acteurs concernés. « Afin que change la mentalité des politiques. Qu’ils conçoivent l’enfant comme un être humain digne et qu’on investisse dans son avenir, résume Vanessa Gomez, directrice des Maisons d’enfants Actiris, Que les milieux d’accueil soient de qualité avec un personnel en suffisance, et où les directrices sont soutenues dans leur quotidien et non surchargées administrativement. Afin de permettre aux parents de pouvoir faire un vrai choix ». C’est, en effet, le jour où tous les parents pourront choisir où et s’ils déposent leurs enfants que la situation du milieu d’accueil de la petite enfance en Belgique pourra être considérée comme convenable.

EN SAVOIR +

Le Plan Cigogne

Le Plan Cigogne a été lancé en 2003 par Jean-Marc Nollet, alors ministre de l’Enfance, pour se mettre en conformité avec les exigences européennes en matière de taux de couverture. Ce premier Plan Cigogne ambitionne de créer 10 000 places à l’horizon 2010. Un an plus tard, seules 1 164 places supplémentaires se sont réellement ouvertes. Avec le changement de législature en 2005, Catherine Fonck reprend le Plan Cigogne avec une ambition plus modeste : la création de 8 000 places en cinq ans. Au terme de la législature, fin 2010, le résultat est mieux qu’espéré : 10 025 places ont vu le jour. Retour aux commandes de Jean-Marc Nollet, qui entend poursuivre l’effort avec la volonté de créer, en trois phases, 16 000 places d’accueil d’ici 2022. L’objectif s’intègre au nouveau contrat de gestion de l’ONE. Comme expliqué plus haut, cet objectif ne sera pas rencontré.

EN CHIFFRES

  • 322 435 000 €. C’est le montant global annuel alloué à l’accueil de la petite enfance en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB)*.
  • 37,4%. Le taux de couverture moyen en FWB en 2022*.
  • 2/3. Nombre de places qui sont subventionnées en FWB*.
  • 770. Nombre de places « perdues » en milieu d’accueil entre décembre 2019 et mars 2023*.
  • 67%. Taux de parents ayant estimé difficile à très difficile le fait de trouver une place en milieu d’accueil**.
  • 39%. Taux des familles n’ayant pas trouvé de place en crèche au moment où elles le désiraient**.
  • 5 200. Nombre de nouvelles places subventionnées promises par le Plan Cigogne IV d’ici fin 2025 (dont plus de 2 000 à Bruxelles et plus de 3 000 en Région wallonne)*.

Chiffres issus du rapport ONE* et du Baromètre des parents 2022 de la Ligue des familles*