Vie pratique

Malgré sa position économique dominante sur le marché culturel, le jeu vidéo peine à être reconnu comme une activité porteuse de sens. Comment expliquer la méfiance, voire le rejet qu’il suscite ? Dans un monde où le virtuel se fait toujours plus présent, n'est-il pas devenu incontournable ? Le Ligueur est parti enquêter sur ce média encore mal connu avec Pierre-Yves Hurel, chercheur à l'ULg sur les jeux vidéo.
Le jeu vidéo comme objet de recherche universitaire, voilà qui peut en surprendre plus d’un. Pourquoi un tel regard sur ce produit pourtant largement répandu dans les familles ?
Pierre-Yves Hurel : « Le jeu vidéo est un média encore très clivé. Une partie de la population l'a intégré à sa vie culturelle : regarder un bon film, écouter de la musique ou jouer sont des activités comme les autres. Dans cette perspective, qui est souvent celle des pratiquants, le jeu vidéo n'est qu'une activité culturelle parmi d'autres, comme le cinéma pour un cinéphile.
Pour une autre partie de la population, c'est une pratique à part, à laquelle s'adonneraient des gens un peu étranges qui ne feraient que ça de leur vie. Cette vision conduit à catégoriser le joueur d’une manière caricaturale. L'adolescent boutonneux dans sa cave, une pizza à la main et la manette dans l'autre, asocial et mal dans sa peau : voilà le genre de fantasmes qui ont la vie dure. Pourtant la réalité est tout autre. On retrouve toutes les catégories d'âge, des hommes comme des femmes et la plupart des joueurs sont parfaitement intégrés dans la vie sociale et professionnelle. »
Comment expliquez-vous que de tels stéréotypes circulent encore ?
P.-Y. H. : « Cela tient au fait que ce média a beaucoup été décrit de l'extérieur. Selon les études du syndicat national du jeu vidéo en France, l'âge moyen des joueurs est aujourd'hui de 30 ans. Mais cela n'a pas toujours été le cas. Au départ, la cible privilégiée de cette industrie a été les adolescents. Ce qui est malheureux, c'est qu'on ne s'est pas intéressé au potentiel du média, à ce qu'il allait devenir. On s'est arrêté à des filiations un peu simples : qui dit jeu vidéo, dit jeu et qui dit jeu, dit enfance. Avec pour conséquence de considérer que si on joue à 30 ans, c'est qu’on a un problème, qu’on est un enfant attardé. »
Vous évoquez ici les trentenaires qui ont grandi avec les premiers jeux vidéo. Mais qu'en est-il des adolescents d'aujourd'hui ?
P.-Y. H. : « Il subsiste un triptyque magique que les médias télévisés et papiers ne cessent d'associer aux joueurs, y compris les plus jeunes : asocial, violent et accro. Ce n'est sans doute pas innocent. La télévision est en très forte concurrence avec le jeu vidéo puisqu'ils utilisent très souvent le même écran et le même temps disponible. Je ne dis pas que tout cela est conscient, mais je pense qu'il y a un effet de système, une compétition qui conduit à caricaturer le jeu et ses pratiquants. »
Pas dupes, les ados !
Le jeu vidéo est chronophage. Il y a de quoi inquiéter les parents, non?
P.-Y. H. : « On prend souvent le critère du temps passé sur le jeu vidéo pour dénoncer un média addictif, mais ce n'est pas pertinent. Si quelqu'un passe trente heures par semaine à faire des maquettes de trains, personne ne va juger que ce type d’activité rend malade. La question ne se pose pas en termes d'addiction mais d'usage problématique. Quelqu'un qui joue beaucoup mais gère sa vie au quotidien ne devrait pas susciter d'inquiétudes. C'est lorsqu'il préfère finir sa partie que d'aller faire du sport, voir sa famille ou ses amis, etc., que l'on peut commencer à se poser des questions. »
Mais n'y a-t-il pas une part de vérité dans le danger que représente le jeu vidéo pour les jeunes ? Sur le rapport à la réalité, par exemple ?
P.-Y. H. : « Au XVIIIe siècle, il y a eu une grosse cabale concernant le roman parce que l'on craignait que les femmes, ces pauvres créatures, n’allaient pas savoir faire la part des choses entre réalité et fiction. Il en va de même aujourd'hui avec les adolescents et la question du virtuel. L'un n'est pas plus sérieux que l'autre.
Absolument aucun joueur, hormis quelques cas cliniques, ne se croit réellement à Falloujah quand il joue à un jeu de guerre. Le jeu vidéo reste un média récent qui, du coup, suscite beaucoup plus facilement les fantasmes et les craintes. Mais, au final, il ne diffère pas tant que ça sur ce genre d’interrogation, que le roman. »
Oui, mais… le jeu offre parfois une fuite face à une réalité sociale trop dure comme, par exemple, pour un jeune, victime de brimades à l'école. Ne faut-il pas reconnaître que dans ces cas-là, il peut poser problème?
P.-Y. H. : « Bien sûr, le jeu peut servir à se construire une ‘réalité alternative’, dans la situation invoquée comme dans d'autres, par exemple pour des personnes socialement déclassées qui se recréent une utilité et des collectifs dans des jeux massivement multi-joueurs (ndlr : appelés aussi MMO). On ne peut nier qu'il y a là un problème. Mais où se situe-t-il ? Est-ce le jeu qui est problématique ou la violence sociale ?
Le monde actuel est dur et les gens peuvent chercher une échappatoire dans le jeu vidéo. Mais quand bien même celui-ci n'existerait pas, ils en trouveraient d'autres. Cette focalisation sur le jeu vidéo est finalement assez révélatrice d'un monde qui ne sait plus s'interroger sur les causes des problèmes. Plutôt que se demander pourquoi les gens ne se sentent pas bien, on va se focaliser sur une des conséquences du mal-être et lui attribuer toutes les responsabilités. »
On ne peut nier que certains jeux s'avèrent particulièrement violents...
P.-Y. H. : « C'est en effet le cas. Mais c'est également le cas dans le cinéma, par exemple, et cela ne dérange personne tant que le film n'est pas mis à la disposition des plus jeunes. Aucun enfant n'aurait pu aller voir au cinéma Orange mécanique, parce qu'on ne l'aurait simplement pas laissé entrer. Il y a également une classification des jeux indiquant l'âge requis pour jouer (ndlr : le pictogramme Pegi au dos de la jaquette), mais elle est hypocrite parce qu'elle ne sert que d'avertissement et n'empêche pas l'enfant de 14 ans de s'acheter un jeu recommandé pour les plus de 16 ans. Il faut donc que les parents soient très attentifs à cet aspect et fasse le travail que la législation ne fait pas. »
Bien plus que du divertissement
Revenons sur le parallèle entre jeu vidéo et roman. Certains vous rétorqueront que le roman a une fonction éducative alors que le jeu vidéo ne serait que ludique.
P.-Y. H. : « Il n'y a pas de contradiction entre le ludique et le réflexif. N'importe quel prof, n'importe quel scout sait que l'on peut apprendre en s'amusant. Et quand bien même certains jeux ne seraient qu'un pur divertissement, en quoi serait-ce un problème ? Il y a dans notre société une injonction permanente à la rentabilité du temps qui est inquiétante. »
Mais tous les jeux se résument-ils à de simples divertissements ?
P.-Y. H. : « Non. C'est un discours que l'on entend surtout dans la bouche des non-joueurs et qui est en grosse partie un problème générationnel. Ceux-ci ne connaissent le plus souvent le jeu que par la publicité. Ils ne sont donc confrontés qu'aux plus gros blockbusters qui sont des jeux pour la plupart pauvres lorsque l'on s'attache au fond.
Ils méconnaissent la diversité du jeu vidéo. Il leur suffirait pourtant de se rendre sur la plateforme de jeu Steam (uniquement jeux d’ordinateur) pour se rendre compte qu'il y a plus de cent jeux qui sortent par jour avec une grande variété de thèmes, de mécaniques, d'esthétiques... Pour faire un parallèle, ce serait comme décrire le cinéma uniquement à partir des grosses productions hollywoodiennes. Absurde, non ? »
Vous avez participé au projet Rives d'Europe d'Art&Publics qui s'est servi du jeu vidéo comme médium pour déconstruire les stéréotypes. Pensez-vous qu’il soit un média privilégié pour travailler ce genre de questions ? (lire l’encadré ci-dessous)
P.-Y. H. : « Le jeu vidéo nous fait interpréter des informations, manipuler des compétences, des savoirs, etc. Sachant la place qu'il occupe en terme de temps dans la vie des nouvelles générations, il me paraît impératif que la société civile s'en empare : c'est une question de pratique démocratique. Les parents non-joueurs doivent comprendre que le jeu vidéo est une vraie pratique culturelle. »
Ignacio Suarez
En savoir +
rivesdeurope.org : le site où vous pouvez trouver les mini-jeux créés par le projet Rives d’Europe d’Arts&Publics. Ce projet a pour objectif de déconstruire la notion de choc des civilisations et, via les mini-jeux, de développer un regard sur le rapport entre cultures, éloigné de la vision stéréotypée qui voudrait que la seule finalité possible soit le conflit. Une belle occasion de découvrir pour en discuter avec ses enfants ou encore s'en emparer pour des projets scolaires.
Sur le thème du choc des civilisations, lire Neuf essentiels pour déconstruire le choc des civilisations, Roland De Bodt, Rives d'Europe/Culture et Démocratie.
Testé pour vous
Pour les plus jeunes
À partir de 4-5 ans: tous les Mario et plus spécifiquement les Mario Kart et ses nombreuses versions, qui permettent de jouer jusqu'à quatre. Un divertissement pour toutes les générations.
Pour les 12 ans et + : The last guardian est un jeu doté d'une grande poésie et d’une direction artistique remarquable. Ce jeu qui traite de l'amitié ravira les jeunes ados et leurs parents.
Pour les parents (qui ne s’y sont pas encore mis)
La franchise des GTA fait partie des jeux sans doute les plus connus. Si entre les mains d'adultes réfléchis, elle fait office de bijou tant sa satire sociale de l'american way of life est réussie, elle risque de n'être qu'un appel à la violence gratuite et à la vulgarité entre les mains des plus jeunes.
This war of mine est un jeu moins connu, mais au concept très intéressant : il s'agit de faire survivre des civils dans un contexte de guerre. Un jeu qui fait réfléchir à la violence et aux enjeux moraux qu'elle pose. Très loin des logiques guerrières des plus grosses productions (comme le très discutable Call of duty) mais trop ébranlant pour les plus jeunes.