Développement de l'enfant

Les drag queens, conteuses flamboyantes pour les familles

Des livres. Des artistes drags. Des enfants. Des parents. Voilà les ingrédients des lectures Unique en son genre. Un projet qui bouscule les codes et crée des ponts entre le monde queer et celui des familles.

Vendredi 10 mai, nous sommes une trentaine d’enfants et adultes à La Vénerie, le centre culturel de Watermael-Boitsfort. Au programme de cet après-midi ensoleillé : une lecture Unique en son genre, contée par un duo de drag queen : Edna Sorgelsen et Vakah Profana. Sous nos applaudissements, les reines font leur entrée. Immenses, juchées sur des talons aiguilles, elles sillonnent l’allée dégagée sous le regard attentif du public. Certains enfants sont bouche bée. Ma fille, 7 ans, est de ceux-là. Mi-fascinée-mi-inquiète, elle revient s’asseoir sur mes genoux. « Elles sont grandes. J’ai jamais vu quelqu’un aussi maquillé », me glisse-t-elle à l’oreille. Les adultes masquent mieux leur surprise. 
Une fois assises face à nous, nous pouvons les scruter à volonté. Et personne ne s’en prive. Moulées dans des robes gigantesques qui couvrent leurs corps longilignes, le maquillage de leurs yeux s’étend jusqu’aux tempes. Faux cils, perruques, brillants, paillettes, parures de bijoux, Edna et Vakah ont déployé tous leurs apparats. Enfants comme adultes sont assis bien sagement, dans l’expectative. Silence. Les épaules sont hautes. Le dos bien droit. Les corps traduisent la retenue. Les reines savourent leur effet.

Derrière l’habit, un duo de conteuses tout aussi brillant

Pour détendre l’atmosphère, les conteuses se présentent. Dans la vraie vie, Edna s’appelle Gautier et Vakah répond au prénom d’André. « Je profite de ce pont après un jour férié pour mettre un peu de fantaisie dans ma vie avec mon personnage Edna ». Si elles sont là aujourd’hui, c’est pour nous raconter des histoires dans le cadre du projet Unique en son genre
Le duo se lance avec La petite lectrice, une histoire de princesse qui casse les codes. Alors que ses parents nourrissent des projets de prince charmant pour leur fille, l’enfant dévore les livres. Quand un monstre menace le royaume, la princesse donne le change grâce à tout ce qu’elle a appris dans les ouvrages. Au fil des pages, Edna et Vakah déploient leurs talents artistiques. Tantôt haut perchées, tantôt graves, leurs voix couvrent un répertoire impressionnant. Derrière l’habit, le duo de conteuses est tout aussi brillant. 
La première lecture a créé un sas de décompression. Les troupes se dérident. Les épaules se relâchent, les dos se courbent. Le stade de la stupéfaction est dépassé. Les reines déclament avec bonheur et le plaisir du public est décuplé. Place à la seconde lecture avec Doudous pride. Le pitch ? L’ours se trouve trop gros, la girafe trop grande, la poupée trop molle, le lapin trop usé. Personne ne se trouve suffisamment bien pour participer au grand défilé. L’album diffuse des messages de tolérance et d’acceptation de soi.
Après la lecture, Edna et Vakah demandent aux enfants s'ils connaissent la signification du mot « pride ». Elles font le lien avec la Brussels Pride qui se déroulait quelques jours plus tard : « Une immense parade dans laquelle les gens défilent pour dire qu’ils sont différents, mais fiers de qui ils sont. Chacun est unique en son genre », explique Edna.
« Vous voulez une autre histoire ? », demandent Edna et Vakah. « Oui ! », répondent en cœur les enfants. La deuxième lecture est venue à bout des dernières réserves. Les enfants sont parfaitement à l’aise à présent. Ma fille a déplacé son pouf au plus près des conteuses. D’autres s’étalent dans l’espace qui leur est dévolu. Vingt minutes ont suffi pour que le naturel revienne au galop. Une preuve de plus s’il en fallait de l’extraordinaire capacité d’adaptation des enfants.
Il est déjà temps de passer au dernier livre intitulé Steve, un cheval exceptionnel. Un jour, l’équidé quelconque trouve une corne en or. De quoi se sentir tout à coup exceptionnel. Qu’adviendra-t-il s’il perd le précieux objet ? Réponse dans ce livre qui parle d’estime de soi. 

Des livres pour ouvrir les écoutilles

Stéréotypes de genre, acceptation et estime de soi, ouverture à la différence : les lectures ont brassé large et permis d’ouvrir les écoutilles aux objectifs du projet Unique en son genre. Créé il y a six ans par la Maison Arc-en-ciel de Liège, il vise à investir un nouvel espace de liberté en faisant se rencontrer artistes drags, parents et enfants. Bousculer. Mélanger les genres. Déconstruire les idées reçues. Voilà l’ambition nourrie par l’association. Et si, en plus, cet espace permet un dialogue autour des questions existentielles des plus jeunes, c’est tout bon !

 

« Edna, c’est la prolongation artistique de Gautier. Elle défend les mêmes valeurs et idées, mais, grâce à sa notoriété, elle les porte plus haut »

Place à présent à un temps d’échanges entre les enfants, les parents et les artistes. Edna et Vakah mettent à l’aise. Toutes les questions sont les bienvenues. « Pourquoi vous voulez être des drag queens ? », entame Eliot, 9 ans. « Quand je suis Edna, je ne suis plus Gautier. Ça met de la couleur. Je lâche le gris, les tableaux Excel et ma vie de fonctionnaire pour mettre de la fantaisie dans ma vie. Edna, c’est la prolongation artistique de Gautier. Elle défend les mêmes valeurs et idées, mais, grâce à sa notoriété, elle les porte plus haut ». Vakah parle de la liberté que lui procure son personnage. D’abord clown, puis diva latino-américaine, Vakah met en scène des aspects d’André et en fait quelque chose d’autre.
Sur la lancée de son fiston, Fanny enchaîne. Est-ce qu’aujourd’hui, en 2024, on assume publiquement le fait d’être une drag queen sur son lieu de travail, par exemple ? Edna a dû faire son coming-out auprès de ses collègues l’année dernière, car elle participait à l’émission de télé-réalité Drag Race Belgique et avait peur d’être démasquée. Plutôt que d’alimenter les commérages, elle a pris les devants. Et, contrairement aux craintes de ses parents, l’annonce a très bien été reçue dans son milieu professionnel. Certain·es l’apostrophent même à la cantine pour prendre la pause à ses côtés, même quand il est simplement Gautier.
La séance Unique en son genre touche déjà à sa fin. Le public remercie chaleureusement Edna et Vakah. Petit·es et grand·es s’apprêtent à retourner à leurs vies. Un peu pareil·les, un peu différent·es. Mais sûrement plus ouvert·es qu’avant. 

DEUX QUESTIONS À…

Edna et Vakah 

Qu’est-ce qui vous a motivé à prendre part au projet Unique en son genre ?
Vakah :
« J’ai grandi dans un milieu conservateur et catholique dans le nord de l’Italie. Toute ma jeunesse, je me suis senti comme un extraterrestre. À l’adolescence, ça m’a fait un bien fou de découvrir des films et des livres qui parlaient de la culture queer. J’ai compris alors qu’on peut être différent sous plein de formes. Ce projet est une manière de compenser ce qui m’a manqué étant jeune. Ça m’aurait plu de croiser une figure exubérante qui me dise : ‘Il y a d’autres façons d’être que la réalité de ton petit village, tu n’es pas seul’. »
Edna : « Pareil pour moi. Avec mes parents, il fallait rentrer dans le moule à tout prix. En tant que jeune homosexuel, je me sentais différent et mal du fait de cette différence. Je me souviens de mon coup de foudre pour le groupe Scissor Sisters vers 16-17 ans. Découvrir ce groupe queer avec tous ces artistes talentueux qui s’assument, ça a été très libérateur pour moi. Le côté militant du projet Unique dans son genre me parle. On offre la possibilité à certain·es jeunes qui se sentent différent·es de rencontrer des figures queers auxquelles s’identifier. Pour les autres, c’est aussi une manière de sensibiliser à l’acceptation de la différence. » 

Quels sont les retours du public qui vous ont marqués ? 
Vakah :
« Je me souviens d’une lecture dans une Maison de jeunes où un ado m’a interpellé en me demandant : ‘Vous voulez nous convaincre de quoi ?’. J’ai trouvé que c’était une super question et je lui ai répondu : ‘Je ne suis pas là pour te convaincre. Je ne peux pas te convaincre de devenir homosexuel, si ça fonctionnait par conviction, je ne le serais pas devenu. Je ne suis pas là pour te dire de devenir drag queen, il y a déjà assez de gens dans le métier. Je suis là pour créer un espace de dialogue, pour entendre ce que tu as à dire et qu’on puisse se parler’. »
Edna : « Je n’ai pas une assez bonne mémoire pour me souvenir de retours aussi particuliers. Ce qui me marque, par contre, c'est l’ouverture d’esprit des enfants de familles homoparentales. Je suis toujours bluffé par leur éveil à la diversité. » 

EN CHIFFRES

Unique en son genre, c’est :

  • 10 artistes drags.
  • Plus de 200 lectures auprès de la jeunesse.
  • 70 livres épinglés pour leur capacité à parler de la différence, des stéréotypes de genre, de l’acceptation de soi.
  • 1 500 enfants et 1 000 adolescent·es touché·es depuis la création du projet il y a six ans.
Retrouvez toute la sélection littérature jeunesse et les infos sur le projet Unique en son genre

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