Développement de l'enfant

La génération de verre à la loupe

« Génération de verre », c’est le terme employé par Bruno Humbeeck pour désigner ceux et celles qui aujourd’hui sont pré-ados ou jeunes ados. Les analyses du psychopédagogue entrent ici en résonance avec les questions et préoccupations de quatre mamans. Fragilité, paradoxe, protection, image de soi : florilège d’enjeux capitaux sur fond de réseaux sociaux.

Dans une bulle, une gamine sourit en regardant son smartphone qu’elle tient dans ses mains. L’illustration plante le décor, s’invite en couverture du nouveau livre du psychopédagogue Bruno Humbeeck consacré à la génération de verre. D’entrée de jeu, l’auteur explique : comme le verre, pétri de paradoxes, cette génération se caractérise par une plus grande fragilité et une plus grande transparence. Tout comme l’adolescence. Solide en surface, l’ado peut être ébranlé·e à la moindre remarque. Ils et elles sont opaques et secrets, mais, sur la toile virtuelle, ils et elles sont comme des poissons dans l’eau. Né·es dans ce monde digital, ils et elles font montre d’une grande transparence sur les réseaux sociaux. Voilà, en quelques traits, brossé le portrait de cette nouvelle génération.

Les ados, plus fragiles ?

« Je me pose des questions. J’aimerais comprendre dans quel monde elle vit. Je suis inquiète sur l’état de ce monde », entame Marie, maman solo de Victoire, 11 ans. Une guerre aux portes de l’Europe, une pandémie qui a mis le monde à terre, une santé mentale vacillante, un monde socioprofessionnel en mutation, une crise économique et environnementale qui pousse un cran plus loin le niveau d’incertitude : voilà le monde dans lequel grandit la génération de verre. Face à cela, posons-nous, objectivons la donne : nos ados sont-ils fragilisé·es par ce contexte multi-crises ou est-ce que cela fait partie de leur carte du monde ?

« Et si au lieu de viser un absolu, on se contentait d’un niveau de satisfaction suffisamment bon. L’équivalent d’un 7 sur 10 »
Bruno Humbeeck

Psychopédagogue

« Les ados se posent beaucoup de questions. L’idée suicidaire de cette génération est anormalement élevée. Celle-ci présente des indices d’anxiété supérieurs aux générations précédentes », confirme Bruno Humbeeck. Pour l’auteur, le niveau d’anxiété croissant observé chez les ados n’a rien de pathologique. C’est même un signe d’intelligence.
Les mamans qui témoignent dans cet article estiment que leurs enfants, âgés de 11 à 14 ans, vont bien et semblent relativement préservés. « Ils vivent dans l’instant présent. C’est quand on leur demande de se projeter que le problème survient. Ils n’ont pas envie de devenir adultes. Une peur de grandir nourrie par ce qu’ils perçoivent du monde des adultes qui est très fort dans la plainte », constate Bruno Humbeeck.
Comment sortir de l’impasse ? Et si au lieu de viser un absolu, on se contentait d’un niveau de satisfaction suffisamment bon. L’équivalent d’un 7 sur 10, préconise Bruno Humbeeck. Celui qu’on appelle le bonheur serein. Exit le hors-norme. Place au bonheur tranquille. Une manière de restaurer par ricochet la confiance en l’avenir chez les plus jeunes.

L’adolescence, c’est pour quand ?

Le livre parle des ados nés après 2010. Mais un enfant né en 2012 comme Alice, fille de Virginie, n’a encore que 12 ans. Est-elle déjà adolescente ? Nos sociétés modernes ne disposent plus de marqueurs clairs contrairement aux sociétés traditionnelles qui perpétuent des rites de passage. Ces rites s’inscrivent dans un temps clair au terme duquel l’enfant quitte ce monde pour entrer dans celui de l’adolescence.
Chez nous, ces rituels sont en voie de disparition. Les portes d’entrée et de sortie de l’adolescence sont flottantes et varient d’un enfant à l’autre. Dans ce flou artistique, seules les filles disposent d’un repère physiologique clair avec l’apparition des règles. Selon Bruno Humbeeck, ce flou pose problème : « Jamais le couloir qu’on leur demande d’emprunter n’a paru aussi long et mal éclairé ».
Dans ce contexte incertain, de nouveaux rites se bricolent comme l’acquisition du smartphone. Une nouvelle norme qui inquiète Virginie. « J’ai l’impression que c’est devenu systématique d’offrir un smartphone aux 12 ans de l’enfant. Toutes ses copines passent le cap depuis janvier. On sait qu’on n’y échappera pas, mais je la trouve trop jeune pour avoir un smartphone ». Ce n’est pas l’appareil en soi qui inquiète la maman, mais la cohorte de réseaux sociaux qu’elle charrie.

Comment protéger sans marginaliser ?

Depuis qu’elle est maman, Virginie redoute ce moment. Appréhender des réseaux qu’elle n’a pas connus enfant, pas évident. Ce qui lui fait peur ? La déconnexion avec la vraie vie, l’isolement, le harcèlement. Elle aimerait protéger sa fille tout en lui permettant de vivre avec son temps.
Éloïse comprend cette inquiétude. Il y a neuf mois, elle aussi est passée par là. Le dernier jour de sa 6e primaire, comme convenu, son fils reçoit un smartphone et une carte SIM pour rester en contact avec les copains et les copines. Tim est autorisé à télécharger WhatsApp. C’est là que les ennuis commencent. Derrière l’écran, les copains montrent un autre visage. Tim ne répond pas assez vite au goût de certains, on le taxe de bûcheur. Il s’en défend, lui qui n’a pas besoin d’étudier pour réussir brillamment. Le ton monte. Ils en viennent aux injures. En une seule journée, plus de mille messages sont échangés sur le groupe. Heureusement, Tim ose en parler avec ses parents. D’un commun accord, ils décident qu’il se retire du groupe.
« Les questions de Virginie témoignent d’une envie de trouver une solution équilibrée, c’est bon signe, estime Bruno Humbeeck. Par facilité, certains parents sont tentés d’interdire, ce n’est jamais une bonne piste. L’ado va chercher à transgresser les règles et n’osera pas parler s’il rencontre des difficultés. »
Comment protéger sans marginaliser ? Première piste : se montrer disponible sans être envahissant. Pour cela, une petite phrase toute simple : « Je suis là si tu as besoin ». Assurer une présence virtuelle est un autre garde-fou intéressant. Le fait de savoir que ses parents sont sur les réseaux est aussi une manière d’amener l’ado à réfléchir à ce qu’il publie. Dans la même veine que le fameux : « Ne publie pas si tu n’oses pas le montrer à ta grand-mère », signifiez votre malaise à votre ado, sans le condamner, s’il publie des choses qui ne (vous) conviennent pas. Éduquer sans abîmer l’estime de soi, tel est le crédo à privilégier, conseille encore Bruno Humbeeck.
Delphine, maman de Romain, 13 ans, s’est fixé comme règle de se mettre sur Instagram depuis que ses deux grands y sont. Elle ne joue pas les garde-chiourmes, mais, au besoin, elle peut jeter un œil. C’est plutôt la grande sœur, 15 ans, qui veille au grain. « Je me sens un peu démodée. J’essaye de parler des dangers sans trop les inquiéter, de fixer un cadre. Pour le reste, je lâche prise ». Delphine tient aussi à cultiver un rapport sain aux écrans. Pour la maman, le fait de montrer l’exemple porte ses fruits, les ados embrayent facilement et lâchent l’écran au profit de la « vraie » vie.
Quid des contenus plus sensibles ? « Dans un cas de violation de l’intime sur l’espace public, ce qui est important, c’est que le parent puisse dire ‘Je sais comment on peut réagir’ sans chercher à voir l’image. Pour un enfant, c’est ce qu’il y a de pire. Respecter cette sphère intime et mettre son énergie sur la protection de son image en le signalant à l’école ou à la police ». Voilà comment le parent funambule assure une présence sans être intrusif.

Image, ma belle image, dis-moi qui est la plus belle ?

Victoire, 11 ans, n’a pas encore de smartphone. Cela ne l’empêche pas d’emprunter celui de sa maman pour regarder des vidéos et des tutoriels d’influenceuses make-up. « À 40 ans, je ne comprends pas cette mouvance. C’est hyper invasif, vous regardez une vidéo sur YouTube, on vous en propose une autre et puis, chaque fois que vous y retournez, ce n’est plus que ça. Victoire réclame des produits de maquillage, prend la pose et se met en scène. J’essaye de ne pas trop juger, mais ça me questionne. Je la sensibilise par contre sur le fait que tous ces contenus diffusent des images tronquées, très éloignées de la réalité ».
Dans son livre, Bruno Humbeeck détaille ce culte de l’image induit par les réseaux sociaux. « On cultive l’image de soi comme un essentiel au détriment de la connaissance ou l’estime de soi. Avec les filtres, on peut trafiquer les images, finalement on est plus apprécié pour ce que l’on montre que qui on est vraiment. Cela ne renforce pas l’estime de soi d’un·e ado. L’estime suppose de se connaitre et de s’aimer. Le parent peut renourrir l’autre versant en marquant sa préférence pour l’image réelle plutôt que la version virtuelle, une manière de ne pas alimenter la machine ».

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CARTE BLANCHE À...

Bruno Humbeeck : « Les ados ont besoin d’être considérés et entendus »

Au terme de l’interview, nous avons laissé carte blanche à Bruno Humbeeck pour adresser un dernier message aux parents d’ados de la génération de verre. 

« J’ai l’habitude de comparer les adolescents à un nouveau continent à découvrir mais avec une approche d’ethnologue, pas comme un envahisseur qui prétend que ses valeurs valent mieux que les leurs. Les ados ont besoin d’être considérés et entendus.
Les parents se rendent compte que les choses bougent, ils sont en demande de conseil pour tenir cette posture d’équilibriste face aux nouveaux enjeux de société auxquels sont confrontés leurs enfants. C’est une bonne chose. Les ados d’aujourd’hui se retrouvent coincés dans une injonction paradoxale. D’un côté, ils ont grandi au contact d’hyper-parents qui visent leur bonheur absolu. De l’autre, ils sont élevés dans l’idée qu’il faudra s’armer car plus rien n’est facile ni certain. Ce double message invite les ados à se mettre en quête d’un bonheur qui dans la société actuelle n’existe pas vraiment.
Ne rajoutez pas votre anxiété à la leur. Cette génération en est déjà gorgée. Restez sur ce bonheur serein, celui qui ne vise pas le 10/10 mais se contente d’un 7/10. Le bonheur accessible, à portée de main. Une manière de se préserver de cette course en avant vers un absolu qui n’existe pas. Si le parent s’en contente, l’ado qui est très perméable, en fera tout autant. »

EN SAVOIR +

  • La génération de verre. Enfants nés après 2010. Comprendre et accompagner les adolescents d’aujourd’hui, Bruno Humbeeck (Mardaga, 2024).

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