Santé et bien-être

« À table ! », « On mange ! », à quelles émotions nous renvoie ce genre d’appel ? Joyeux ou conflictuel, protocolaire ou diffus, le repas fait et fera toujours partie de nos vies. Autour de lui s’imbriquent et se construisent les relations intimes parents-enfants, les règles de vie familiale et nos rapports à la nourriture.
Manger, un besoin vital pour tous. Mais manger, c’est aussi une coutume, des valeurs, un rituel… Quand on pense au repas familial, on a souvent en tête l’image de la famille nucléaire parfaite, avec papa, maman et leurs magnifiques enfants réunis autour d’une table dressée, dégustant leurs plats dans une ambiance chaleureuse. Ce stéréotype provient des publicités du milieu du XXe siècle qui, au moment du développement de la culture de masse associée à la télévision et aux magazines, prônaient la stabilité et l’unité familiale.
Mais ce cliché n’a jamais été le réel reflet de la réalité. Les traditions culinaires varient d’une région du monde à l’autre, d’un milieu social à l’autre, d’une famille à l’autre. Aux États-Unis, par exemple, la table à manger n’est absolument pas nécessaire à tous les ménages. Qu’en est-il de la Belgique ? En 2015, l’Institut scientifique de santé publique publiait une enquête sur la consommation alimentaire des Belges. Le repas rythme encore bien nos vies, puisque 74% de la population prend ses trois repas principaux de manière régulière. Sous quelles formes ? C’est là qu’il est très compliqué de faire des généralités.
Un concept aux mille facettes !
Coraline vit à Soignies, elle est la maman de Charly et Mila, 3 et 6 ans. « Chez nous, le repas est un rituel où chacun explique ce qu’il a fait pendant la journée, ce qui était chouette et moins chouette. Outre l’aspect nutritionnel, c’est l’aspect convivial et de partage qu’on met en avant tous les soirs, chez nous, avec nos enfants. Le papa vient d’une famille italienne, du coup, la symbolique du repas est encore plus importante. De mon côté, on a toujours été habitués à partager les repas ensemble. Nous restons donc dans cette coutume de manger ensemble et d’y prendre du goût et du plaisir ».
À l’inverse, Daniel, Nivellois, ne garde pas un bon souvenir des repas familiaux de son enfance. « Chez moi, la relation à la nourriture n’était pas spécialement associée à un moment de plaisir, mais plutôt à une obligation. Ma mère cuisinait vite, j’ai un souvenir de pommes de terre pas cuites. Elle ne prenait pas le temps pour mon père, mon frère et moi. Tout était cuit à la vapeur et devait être ‘sain’. Or, le plaisir, c’est justement un peu de sauce, en tout cas pour moi. On essayait de manger ensemble, mais je n’ai pas le souvenir d’avoir passé des longs moments à table. Le repas était à moitié fini que ma maman était déjà en train de passer à l’action pour autre chose. Nous mangions parce qu’il le fallait, mais pas pour profiter d’un moment à table. Du coup, maintenant que je suis adulte, je peux facilement rater un repas ».
En revanche chez Sylvie, du côté de La Louvière, très rares sont les fois où elle mange avec ses enfants. Elle est aide-soignante et son mari est fleuriste. Ils n’ont donc pas des horaires faciles pour organiser des repas avec leurs quatre enfants de 14, 21, 23, et 26 ans.
« On rentre trop tard du boulot. Avant, c’était la grand-mère qui s’occupait du repas, mais depuis qu’elle est décédée, c’est un peu chacun pour soi. Mes enfants ont tous des activités. Ils ont donc pris l’habitude de se faire à manger quand ils rentrent à la maison. Ils ne mangent pas toujours la même chose. De mon côté, je veille toujours à ce que le frigo soit rempli. Les seuls moments où je mets un point d’honneur à ce que l’on mange ensemble, c’est à Noël, au Nouvel An et aux anniversaires. »
Une alimentation socialement différenciée
S’il est loin d’être exhaustif, cet échantillon de témoignages nous montre déjà à quel point les pratiques culinaires varient selon les familles. Qui ne se souvient pas de moments gênants de notre enfance où, invités chez un·e ami·e, nous nous retrouvions à manger dans des atmosphères parfois tellement différentes de chez nous ? Le repas familial n’a pas pour unique fonction de nourrir. Il cristallise aussi des éléments d’éducation, des règles de vie propres à chaque famille.
Aurélie Maurice est sociologie de l’alimentation, maîtresse de conférences en sciences de l'éducation et de la formation au Laboratoire éducations et pratiques de santé (LEPS) à l'Université Sorbonne-Paris Nord. Elle ose une distinction assez manichéeenne : « Le repas n’aura pas la même structure ou les mêmes conditions selon le milieu social d’origine des personnes, explique-t-elle. Dans certaines familles de milieux populaires, le repas n’est pas associé à des moments conviviaux. Les personnes peuvent manger chacune de leur côté, dans leur chambre, ou regarder la télévision, les écrans, et ne pas partager un moment de discussion. Le repas de famille vu comme un moment de convivialité est davantage associé aux classes moyennes et supérieures ».
Le contenu de l’assiette varie également beaucoup selon les milieux sociaux. « Les familles de niveau socio-économique élevé seront plus influencées par l’injonction médiatique de manger sain, local et bio et chercheront à les faire respecter à leurs enfants. Les familles de milieux populaires privilégieront les plats préparés et vite faits, car elles n’ont pas toujours le temps de cuisiner. Si l’enfant a envie de manger des pizzas, les parents l’autoriseront donc à en manger ».
Troubles alimentaires : un héritage des parents ?
Garants de leur survie, les parents sont les premiers à donner à manger à leurs enfants. Le lien parent-enfant se construit donc d’abord à travers la nourriture. D’où le concept de « mère nourricière », qui transmet son amour par l’alimentation. À travers cette relation intime, le parent joue un rôle dans les rapports de l’enfant avec la nourriture et peut parfois créer, sans le savoir, des traumatismes chez ce dernier.
Christophe habite Bruxelles et est le papa de Colin, 5 ans, et d’Aldo, 8 ans. Il s’inquiète pour son fils aîné, qui « est en train de prendre les mêmes mauvaises habitudes alimentaires que [lui]».
« J’ai grandi dans une grande famille où ma mère était anorexique depuis ses 20 ans. Elle a toujours voulu nous donner à manger, c’était quelque chose d’important pour elle. À l’époque, il y avait tout le temps à manger et chacun mangeait quand il avait faim, pas forcément ensemble. Selon moi, je suis devenu un enfant boulimique du fait que ma maman m’a éduqué comme ça. Je ne suis jamais rassasié, je mange et je prends souvent une deuxième assiette. Et aujourd’hui, je suis effrayé, car je me rends compte que mon plus grand garçon a un certain ventre et développe le même rapport à la nourriture que moi. Une assiette ne lui suffit pas, il mange beaucoup de chocolats et de sucreries. J’ai l’impression que les troubles alimentaires se transmettent de génération en génération. Cela me chagrine. Quand j’ai suivi mon régime, j’ai réalisé que j’avais un problème au niveau de l’alimentation, mais, grâce à cela, j’ai pu perdre du poids et me stabiliser. Je n’ai pas envie que mon fils fasse la même erreur que moi ».
Une question de confiance
Aurélie Maurice n’est pas étonné du témoignage de Christophe. Aussi fort soit-il, il reste cependant de l’ordre du cas particulier et doit probablement prendre en compte beaucoup d’autres facteurs avant d’être analysé.
« Cela indique cependant que le rapport des parents à l’alimentation aura un impact sur celui des enfants. De manière générale, la relation qu’entretiendra l’enfant à la nourriture dépend davantage de la façon dont les parents le responsabilisent à ce propos, explique-t-elle. Les enfants appliqueront les règles nutritionnelles parentales si ces derniers leur font confiance. Au contraire, si des enfants ne se sentent pas respectés et responsabilisés dans leur rapport à la nourriture, ils peuvent en venir à transgresser les règles. J’ai le cas d’une petite fille qui allait chercher des biscuits en cachette et qui est maintenant en surpoids. Plus on est dans la confiance, plus l’enfant va s’approprier les conseils de ses parents. Le milieu social aura également un impact. En milieu populaire, le rapport au surpoids n’est pas du tout le même. On s’en inquiète moins. On se dit qu’en grandissant l’enfant perdra du poids. Dans les classes moyennes ou supérieures, les parents vont s’en préoccuper plus vite. En réalité, le rapport à la santé est différent. Dans le milieu des classes supérieures, on veut prévenir la maladie alors qu’en milieu populaire, on vit le moment présent. Plus que tout, les milieux populaires souhaitent apporter à leurs enfants ce qui peut rendre leur quotidien plus positif. »
Cela dit, au-delà du constat qui peut paraître caricatural, rappelons que chaque situation reste éminemment distincte. Aurélie Maurice a également été face à des cas d’enfants qui ont grandi dans une famille qui ne suivait pas les normes nutritionnelles, qui ont appris à manger plus sainement et qui reviennent plus tard pour apprendre à leurs parents comment faire attention. Rien n’est donc prédestiné, tout peut changer.
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