Santé et bien-être

Qu’est-ce que la faim ? Et pourquoi a-t-elle un si grand impact dans nos vies ? Avec Pourquoi j’ai faim ? De la peur de manquer aux folies des régimes (Éditions Albin Michel), la pédiatre française Marie Thirion nous invite à nous mettre à l’écoute du « corps qui parle ». Notamment, en partant de ce qui se passe entre un bébé et sa maman, son papa…
Un tout petit bébé se nourrit de lait, mais pas seulement…
Marie Thirion : « Le bébé a bien sûr besoin de lait et de tout ce que le lait lui apporte, mais il n’a pas l’équipement pour mesurer ce dont il a besoin sur le plan nutritionnel. Par contre, il a les moyens d’attirer quelqu’un et ce quelqu’un, comme par hasard, aura probablement du lait à la pointe des seins ou au bout de la main. Le bébé se nourrit d’abord de la présence, de la chaleur de l’autre, de ses bras qui le portent, de la sécurité qu’il lui donne. »
Alors, d’une façon générale, comment définir la faim ?
M. T. : « La faim est une sensation, diffuse, peu précise et en grande partie inconsciente, de manque : ‘Il me manque quelque chose, je ne sais pas quoi.’ Pour moi, c’est le mot faim en espéranto - ‘malsato’, littéralement ‘mal satisfait’ - qui est le plus clair. Pendant des millions d’années, les humains ont manqué de nourriture et l’urgence était de trouver à manger. Il y a aujourd’hui collusion entre ce manque de nutriments et la sensation désagréable de manque. Le tout petit bébé se réveille, il n’est pas dans un cocon de sécurité, il ressent un manque aigu, il pleure. À ce moment-là, sa maman réagit : ‘Oh, tu as faim, je vais te nourrir’. Il y a là un conditionnement précoce qui, selon moi, vient de la nuit des temps et se rejoue pour chaque bébé. »
Manger de ses propres ailes
Les premières expériences s’inscrivent au fer rouge en nous. Or, le calme, essentiel, est souvent absent des premiers repas…
M. T. : « Le calme manque toujours entre une mère et son bébé les premiers temps après sa naissance. Parce que c’est une période de chahut hormonal, émotionnel… Pression supplémentaire : nos sociétés nous collent des modèles auxquels on est censé se conformer. Par rapport à cela, la solitude des jeunes mères est immense. Elles sont seules à longueur de journée avec un bébé dont elles ne comprennent pas toujours les pleurs, elles n’ont pas de recul… D’où l’importance pour elles de trouver - à l’avance - des appuis : des copines, des cousines, quelqu’un qui pourra entendre les horreurs qu’elles auront peut-être envie de dire à propos de leur enfant.
D’où l’importance aussi de prendre distance par rapport à toutes les peurs qui sont fabriquées dans les maternités : les bébés doivent prendre autant de grammes en autant de jours… Ces peurs sont justifiées pour les nourrissons fragiles, ayant eu un problème à la naissance, mais on en fait des obsessions pour tous les bébés. Ainsi, l’hypoglycémie néonatale est devenue une hantise généralisée. »
Avec la découverte de la cuillère et de la purée, il y a, pour l’enfant, le plaisir de jouer avec la nourriture, dites-vous sérieusement ! Il est temps, répétez-vous aussi, d’ôter à l’aliment son caractère sacré.
M. T. : « Dans notre société d’abondance, la nourriture ne peut pas être sacrée. Une erreur à ne pas commettre : forcer l’enfant à finir son assiette, alors qu’il n’a pas choisi le volume d’aliments qui s’y trouve et alors que les parents l’ont fixé, ce volume, en fonction de paramètres qu’ils ont dans la tête mais dont ils ignorent l’origine. Donc, la seule solution, c’est de laisser faire l’enfant. Or, un enfant ne calcule pas, ne rationalise pas, il joue, c’est-à-dire qu’il met en scène ses désirs et ses plaisirs. C’est dans ce sens que je dis qu’on peut le laisser jouer. Il va avoir à découvrir qu’il se nourrit de la quantité d’aliments dont il décide, quantité qu’il ressent comme bonne parce qu’il l’a testée la veille, l’avant-veille… Depuis des semaines, des mois, il teste les aliments, les quantités, ses goûts et ses dégoûts. Ces souvenirs émotionnels auront un plus grand impact sur lui que celui d’une mère, les bras croisés, furieuse, qui attend que son assiette se vide. »
L’enfant devient de plus en plus acteur de ses choix, jusqu’à « manger de ses propres ailes » selon votre jolie formule.
M. T. : « Et là, toute la difficulté, pour les parents, est de lui laisser un espace de liberté. Mais ceci est vrai de toute l’éducation ! Le parent a le devoir absolu d’accompagner son enfant, d’être là et, en même temps, le devoir non moins absolu de lâcher prise. La maternité, la parentalité, c’est avant tout un exercice de détachement. Une question de juste distance. »
J’ai faim, donc je vis
Les enfants sont conditionnés dès leur plus jeune âge et ils apprennent en nous imitant. Comment faire pour qu’ils ne soient pas pris par la peur de manquer ou piégés par la folie des régimes comme nous ?
M. T. : « Il y a des aspects sur lesquels on peut agir rationnellement et sur lesquels le poids de l’‘ancestralité’ ne pèse pas ou pas beaucoup. Par exemple, la qualité des aliments et la nécessité de se bouger. On ne permettra donc pas aux enfants d’avaler n’importe quel produit de type industriel et on ne les laissera pas des heures devant un écran. Agir de la sorte n’implique pas de gros brassages émotionnels.
Les choses sont plus difficiles quand ce qu’on comprend à un moment donné de sa vie va à l’encontre de ce qu’on a appris dans son enfance. On saisit la nécessité de ne pas sacraliser la nourriture, on comprend qu’un enfant n’ira pas mieux avec une cuillerée de plus dans son assiette… Et cela agite de plein fouet l’éducation qu’on a reçue, les principes qui nous ont été inculqués (le pain est sacré, on ne le jette pas ; on ne quitte pas la table tant qu’on n’a pas terminé son assiette…). Là, chacun fait comme il le peut, comme il le sent. Si je suis capable de ne plus finir mon assiette, j’ai peut-être les moyens de ne pas pousser mon enfant à finir son assiette. Mais si je n’en suis pas capable, à quel résultat puis-je arriver avec mon enfant ? Si on parvient à se donner une marge de manœuvre par rapport à ce que disaient sa mère ou sa grand-mère, alors c’est jouable. On doit pouvoir se dire qu’on a le droit de choisir d’autres modes de vie que ceux de ses parents sans devenir des traîtres ou des enfants non aimants.
Est-il possible de changer ses habitudes et ses conditionnements en matière de faim par la volonté ou par la décision rationnelle ? On ne peut pas se forcer à être calme, par exemple. Seul l’apaisement intérieur, profond peut être efficace. Quels moyens a-t-on mis en place dans sa vie pour accéder à cet apaisement ? On n’a plus l’âge de sucer son pouce, que fait-on alors ? Il y a ceux qui prennent l’air, ceux qui lisent, ceux qui s’évadent dans le rêve… On déploie tous des moyens, peut-être insuffisants ou, au contraire, bien développés. Il n’y a pas UNE bonne recette. »
C’est une quête incessante…
M. T. : « La faim, dans le sens ‘mal satisfait’, on la vit jusqu’à son dernier jour. C’est un signe qu’on est vivant. Si on était totalement repu d’amour, de nourriture, on mourrait d’ennui. On n’aurait plus de rêves. La faim, comme recherche active de l’autre et de quelque chose à travers l’autre, est le signal de la vie. Alors, pourquoi j’ai faim ? Parce que je suis vivant. »
Propos recueillis par Martine Gayda
ZOOM
L’allaitement, version 2014
Marie Thirion est l’auteure de trois best-sellers sur les bébés : Les compétences du nouveau-né, Le sommeil, le rêve et l’enfant (avec Marie-Josèphe Challamel) et L’allaitement. De la naissance au sevrage (Éditions Albin Michel).
Ce dernier livre, actualisé et complété, vient d’être réédité. Il raconte l’allaitement « avec des mots de tous les jours ». Et n’a rien d’un plaidoyer, car « choisir l’allaitement et le réussir, choisir le biberon et être en paix : c’est cela le véritable enjeu ».
Un changement par rapport à il y a trente-cinq ans, quand la pédiatre a débuté ? « Longtemps, on a prôné une culture de la séparation précoce : le bébé devait rester dans son berceau, il fallait le nourrir à heures fixes, ne pas l’avoir trop contre soi. Il est difficile de revenir à une proximité corporelle bébé-adulte (il n’y a pas que la mère…), proximité essentielle pour le bébé, notamment pour que l’allaitement se passe bien. Cela signifie suivre de plus près la demande de l’enfant, ne pas le mettre dans sa chambre dès le troisième jour de vie. Reste qu’il ne faut pas devenir des ayatollahs de cette façon de faire et ne plus envisager la vie sans son bébé contre soi ! »