
Mes coéquipiers du Ligueur m'ont proposé un sujet sur les noms de famille difficiles à porter. Par-delà le clin d'œil sympathique de l’équipe à mon propre nom, il est vrai que certains patronymes peuvent être traumatisants sur des générations entières. À tel point que, dans les cas les plus extrêmes, on en change. Comment vivent les pestiférés du nom de famille ? Comment s'habituer et déjouer les ruses ? Peut-on changer d'identité à sa guise ? Enquête d'un journaliste qui étudie le sujet depuis trente-quatre ans, parole de « Vilain ».
Une fois n'est pas coutume, je vais parler de ma propre expérience. Les jeux de mots avec Vilain n'ont jamais volé très haut. L'avantage de porter un nom de famille évocateur limite l'originalité des attaques. C'est seulement à l'âge de 24 ans que j'ai été pour la première fois pris à revers, lorsqu'une collaboratrice annonce à une autre que c'est un certain « Vilain » qui la supplée pendant ses vacances. Ce à quoi, l'interlocutrice répond tout naturellement : « Vilain, comme moche ? »...
Bitodeau et Bonnichon
Pour beaucoup, le patronyme est une épreuve quotidienne. Ils rêvent d'un tranquille petit Dupont, Wouters ou Peeters. C'est le cas de Victor Bitodeau qui en a bavé toute sa jeunesse. Encore plus à l’âge de 10 ans lorsque son père lui a annoncé qu'il quittait le foyer pour refaire sa vie avec un homme.
« Dans le milieu très rural des années 1980, autant vous dire que ce genre de situation atypique suscitait des amalgames impossibles à assumer pour l'enfant que j'étais ». S'ensuivent toutes formes de railleries qui ont marqué à jamais Victor. « Je suis artiste aujourd'hui, et ma véritable identité est liée à mon pseudonyme. Victor Bitodeau a dû se battre toute sa jeunesse pour tenir et cette identité alternative est un peu comme une récompense. »
Pour Céline Bonnichon, c'est au moment de l'adolescence et de la naissance de formes voluptueuses que les choses ont commencé à se compliquer. « Les remarques stupides foisonnaient, mais ce qui me gênait le plus, c'est le regard d'adultes - hommes comme femmes - qui regardaient systématiquement en direction de ma poitrine pour voir si j'étais digne de porter ce ‘label’. Professeurs, recruteurs, rencontres professionnelles... Je pense que j'ai appris à m'en sortir avec pas mal d'humour et à désarçonner mes interlocuteurs ». Céline est aujourd'hui mariée. Mais elle a décidé de juxtaposer son nom de jeune fille à celui de son mari. Une revanche assumée sur le passé.
Un nom complexe, un complexe lié au nom
Certains trouvent qu'ils ont un nez trop gros, d'autres ne supportent pas leur nom de famille… sans forcément que cela soit justifié. On a donc essentiellement un problème d'estime de soi. C'est surtout le ressenti de la personne qui va être responsable de la gêne. Un monsieur Verge peut très bien trouver son nom tout à fait normal, et son frère ne pas le supporter. D'ailleurs, « si un nom de famille a traversé les siècles jusqu'à aujourd'hui, c'est que plusieurs générations l'ont porté sans forcément en souffrir », nous rappelle Marie Cappart, généalogiste et historienne.
Les solutions pour accepter sa dénomination sont multiples. La première consiste à se référer à son histoire. Si le nom peut prêter à sourire, son histoire, elle, peut être souvent prestigieuse. Dans mon cas, les « vilains » étaient les habitants des villas, affranchis par le roi, il s'agissait donc de paysans libres. Prestigieux, vous dit-on ! Quant à Verge, il tient son nom d'un combattant médiéval qui maniait l'épée comme personne.
« Ce n'est pas parce que le patronyme rappelle quelque chose de dérangeant qu'il a une connotation négative. Dutrou signifie ’qui travaillait dans les mines’. Il a été porté avec fierté. L'histoire a désormais entaché ce nom pour plusieurs générations à présent », explique Marie Cappart.
La généalogiste relativise et affirme que, de toute manière, les enfants trouveront toujours matière à se moquer. Un patronyme, qu'il fasse référence à une injure ou non, est toujours détourné. Il faut donc trouver un moyen, des rapidités d'esprit pour désamorcer et passer à autre chose. « La difficulté réside dans l'importance, la valeur et la transmission du nom que la famille inculquera à l'enfant. Cela pourra lui donner confiance, lui fournir des armes pour se blinder ». Et lorsque l'on ne peut plus faire face, il reste une dernière piste.
Ancêtres vs descendants
La solution la plus absolue consiste bien évidemment à changer de nom. C'est le cas d’Anne qui s'appelle Demeure aujourd'hui. Son ancien patronyme lui était insupportable et n'évoque que des souvenirs pénibles. Des années de complexes, de honte et d'humiliation qu'elle veut laisser derrière elle. Elle s'appelait Demeuré et s'est donc lancée dans de longues procédures administratives pour effacer cet accent qui fait aujourd'hui toute la différence (Voir encadré Changer de nom par un oui).
Toutefois, les raisons pour changer d'identité ne sont pas toujours liées à un nom difficile à porter. Certains participants à cet article évoquent un problème d'identité, tel prénom ou tel nom les définissent mieux. D'autres évoquent la question liée à l'intégration. Certains parlent même d'un hommage ou d'un héritage à un beau-père ou une personne étrangère à la famille qui les a profondément aidés.
Évidemment, cette décision complexe, porteuse de nombreuses problématiques ne peut être prise à la légère. N’est-ce pas là renier sa filiation, ses racines, son héritage ? N’est-ce pas abdiquer face à ce qui fait sa singularité ? Pourquoi, au sein d’une même famille, certains choisissent-ils le changement et d’autres préfèrent rester fidèles à leurs origines ?
Contre toute attente, l'historienne et généalogiste Marie Cappart ne condamne pas ce genre de décision : « Je ne me permets pas de juger ce qui peut marquer à jamais un être dans sa construction. Je me mets simplement à la place des descendants ou des généalogistes. Et voici mon conseil : laissez une petite note explicative sur le pourquoi du comment. Et bien sûr, si possible, n'abîmez pas trop votre patronyme. »
Et pour ceux qui gardent leur identité intacte et qui endossent tout ce que cela comprend, qu'ils s’approprient la phrase de Jean Cocteau : « Ce que le public te reproche, cultive-le, c’est toi. »
Yves-Marie Vilain-Lepage
En pratique
Changer de nom par un oui
Le Roi vous autorise à changer de nom dans des cas exceptionnels. Toute demande doit être fondée sur des motifs sérieux : d’ordre familial, personnel, sociohistorique ou administratif. La demande peut, sous certaines conditions, être étendue aux enfants mineurs. Chaque dossier est préparé par le Service public fédéral (SPF) et soumis au ministre de la Justice qui décidera s’il soumet ou non votre changement de nom au Roi.
La durée de la procédure dépend notamment de la complexité de la situation. N'oubliez pas que changer de patronyme consiste à se couper de son passé. Dans la mesure du possible, il est préférable de simplement modifier légèrement l'orthographe. De Lanus à Lapus ou de Labite à Lafite, par exemple...