Vie pratique
Docteur en sciences de l’éducation et professeur en pédagogie de la famille à l’université de Gand (UGent), Michel Vandenbroeck est une référence dans sa matière. Il vient de publier Être parent dans un monde néolibéral, un ouvrage qui permet de comprendre comment la parentalité subit les affres des politiques et des pratiques mercantiles dans les premières années de l’enfant.
Être parent dans un monde néolibéral passe en revue près de 150 ans d’évolution de la parentalité dans la société. Comment est venue l’idée de rassembler cette matière très riche dans un seul livre ?
Michel Vandenbroeck : « Cela fait une vingtaine d’années que j’étudie les politiques et les pratiques belges, mais aussi européennes et étrangères. À la base, il y a donc mon travail de chercheur autour de tout ce qui touche à la famille, essentiellement à travers les domaines des services présents les premières années, à savoir le soutien à la parentalité, les milieux d’accueil et l’école maternelle. C’est en étant invité à m’exprimer lors d’un colloque que l’idée de ce livre est venue. En réfléchissant à ce que j’avais à dire, la précarisation des services publics s’est imposée comme le fil rouge de mes recherches. Je me suis donc mis à revoir mon travail dans ce sens-là, du XIXe siècle à nos jours, en mettant en avant le tournant de notre société vers le néolibéralisme. Tout cela avec pour objectif de comprendre ce qu’il s’est passé, de voir les conséquences dans le monde actuel, mais aussi de proposer des pistes de réflexion pour demain. »
Comment expliquer ce tournant néolibéral dans un secteur qui est pourtant très tourné vers l’humain, vers le soin et le service aux personnes ?
M. V. : « Ce serait simpliste de voir une seule cause à cette orientation vers l’individualisation. Il n’y a rien de mécanique ou de machiavélique, mais une évolution que les parents subissent autant qu’ils en sont les acteurs. C’est ce qu’on retrouve, par exemple, dans le discours autour des 1 000 premiers jours de l’enfant. Ça part d’une très bonne volonté, mais ça met aussi beaucoup de pression individuellement sur les parents dans un contexte sociétal qui n’est pas forcément favorable.
Si on prend l’exemple de la Belgique, que ce soit côté néerlandophone ou côté francophone, on ne peut que constater que l’État s’est désengagé d’un bon nombre de problématiques liées à la parentalité – partout on manque de milieux d’accueil, par exemple. Dans le même temps, on envoie aux parents le message qu’ils doivent ‘choisir la bonne place’ pour leur enfant par eux-mêmes. C’est ce qui a permis que des crèches non subsidiées, mais très mercantiles et sans services, existent et que des opérateurs privés, parfois à but lucratif avoué, se substituent aux structures publiques. La mercantilisation des crèches, du soutien à la parentalité a aussi entraîné le développement du marché des coachs de tout et de rien qui utilisent l’angoisse des 1 000 premiers jours et jouent sur la quête du ‘parent parfait’. »
Cela veut dire que le parent est devenu une cible facile pour le monde néolibéral ?
M. V. : « Le parent à titre individuel est celui qui doit répondre de tout, notamment de sa réussite en tant que parent. C’est une responsabilité à laquelle il est difficile d’échapper dans cette société. Surtout quand on vous fait croire qu’être un bon parent, ce n’est plus une question d’amour, mais de compétences, de savoir-faire qui doivent s'apprendre. On va alors vous proposer des services payants – et souvent chers -, pas forcément issus d’un esprit malveillant, mais qui vont être là à n’importe quel moment de ces 1 000 premiers jours si importants, qui vont vous dire de prendre soin de vous-même, de suivre votre bon sens… en vous abreuvant de conseils sur les bons outils dont vous devez disposer. Tout cela remet de la pression et un cercle vicieux se met en place puisque, pour être dans le ‘bon’, les parents vont aller chercher de nouveaux coachs, de nouveaux conseils. Nous sommes dans une société paradoxale, où on donne des conseils paradoxaux. Un autre exemple ? La propreté à l’entrée en maternelle. On dit dans les brochures qu’il ne faut pas forcer l’enfant, que c’est un processus naturel. La responsabilité publique serait donc d’accueillir tous les enfants de 2 ans et demi-3 ans dans leur diversité. La réalité, c’est que les écoles ne sont pas prêtes, n’ont pas assez de personnel et demandent aux parents à ce que leur enfant soit propre. Et puis, in fine, il y a aussi un effet insidieux qui découle de cette situation globale : celui de se dire que, comme ses parents, l’enfant sera lui aussi en concurrence et de le préparer à ce monde-là. »
« Le monde politique a pris conscience qu’il y a un retard de quinze-vingt ans dans les investissements pour la parentalité, que ce soit au niveau qualitatif ou quantitatif »
Dans ses particularismes, la Belgique a un nord plus anglo-saxon et un sud plus latin, cela fait-il une différence ici ?
M. V. : « Pas sur le résultat final qui est celui de faire reposer une responsabilité toujours plus grande sur les parents en jouant sur le fait qu’ils ne seraient pas totalement capables. En revanche, on peut dire que chez les Anglo-saxons, la littérature académique et le discours populaire mettent en avant les ‘Jeux olympiques du développement’. Pour viser à la réussite, on joue sur l’acquisition de compétences préacadémiques. Les populations latines, elles, sont plus réticentes à cela, mais elles sont plus influencées par la relation mère-enfant. On y joue beaucoup sur l’affect et la culpabilisation.
Si on observe bien, dans les deux cas, ça interroge sur la place de la femme dans la société. Les pouvoirs publics comme le privé parlent de parent, un mot neutre, mais, en réalité, ce sont les mères qui sont désignées. C’est sur elles qu’on fait majoritairement reposer la responsabilité parentale des premières années de l’enfant, tout en attendant d’elles qu’elles travaillent. Sans compter des dispositifs publics qui ne suivent pas, comme en Belgique où le congé de paternité est très court et ne permet pas au père de prendre vraiment sa part de responsabilité. »
Comment peut-on sortir de cette situation si peu réjouissante ?
M. V. : « C’est un peu la question à un million ! On a un point de départ, on sait ce qu’il ne faut pas faire. On ne peut pas attendre du parent individuel qu’il s’en sorte seul, qu’il trouve ‘sa’ solution avec l’aide d’expert·es. L’antidote, c’est la socialisation, le partage de responsabilités. Si on prend l’exemple de la crèche, qui est le lieu de socialisation des bébés, on peut aussi se dire qu’elle peut être aussi un lieu de socialisation entre parents. L’envisager comme véritable lieu de quartier, comme lien entre parents ? C’est ce que font les crèches parentales, qui ne sont pas très développées en Belgique. Elles permettent une responsabilité collective et partagée. L’État pourrait jouer son rôle en favorisant l’émergence de ces lieux. Ce qui permettrait aussi aux autorités d’avoir une action plus persistante sur le contrôle des personnes malintentionnées ou à la recherche du seul profit dans le secteur de la petite enfance. Tout cela, c’est une évidence, mais on ne le fait pas. »
Est-ce qu’il y a quand même des signes positifs, des mouvements qui se mettent en place pour le futur ?
M. V. : « On voit des parents qui se rassemblent pour dire ‘Basta’. Ça a été le cas en Flandre avec la crise des crèches, où tous les mercredis pendant vingt semaines, des parents, mais aussi des syndicats, du personnel ont été présents au parlement flamand pour défendre leurs droits et faire entendre leurs voix. Ce qui peut pousser à l’optimisme, c’est que ces actions ont un impact. Au niveau de l’opinion publique, on voit que les familles avec de jeunes enfants sont devenues un sujet politique. Avec l’approche des élections, en Flandre, c’est même devenu un thème central abordé par les journalistes politiques. De son côté, même s’il répond que c’est d’abord une question budgétaire, le monde politique a pris conscience qu’il y a un retard de quinze-vingt ans dans les investissements pour la parentalité, que ce soit au niveau qualitatif ou quantitatif. La réponse ne devra pas être de trouver des solutions bon marché, mais de revoir les priorités. Le système est aujourd’hui arrivé à ses limites, on ne peut pas continuer de la sorte. Quelque chose devra changer, des mesures devront être prises pour contrer l’énorme pénurie de personnel des métiers du care, que ce soit au niveau des crèches, des écoles ou encore des hôpitaux. »
À LIRE
Être parent dans un monde néolibéral
Autant le dire clairement, le livre de Michel Vandenbroeck paru chez Érès n’est pas un livre forcément facile à lire. Véritable mine de références sociologiques, historiques et des sciences de l’éducation, il nécessite un certain bagage pour être accessible. Et pourtant, on ne peut que vous en recommander la lecture tant la matière est riche d’enseignements et d’informations qui éclairent la compréhension du monde de la petite enfance tel qu’il est aujourd’hui dans ses politiques et ses pratiques.
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