Crèche et école

Et si les neurosciences pouvaient nous aider à changer l'école ? Si l'on travaillait à comprendre le cerveau pour être plus à l'écoute des besoins réels des jeunes, pour leur permettre à tous de développer leurs capacités propres ? Telle est la volonté d'Idriss Aberkane, jeune trentenaire français qui, armé de ses trois doctorats, a décidé de partir en guerre contre ce qu'il appelle l'école industrielle dans son ouvrage Libérez votre cerveau ! (Robert Laffont). Rencontre avec ce personnage haut en couleur.
Vous portez un regard critique sur l'enseignement actuel, le présentant comme un lieu d'aliénation plutôt que d'émancipation. Pourquoi ce constat aussi dur ?
Idriss Aberkane : « Cette critique, je ne suis pas le premier à la faire, tout le mérite en revient à Ken Robinson (ndlr : ce Britannique est un expert de l’éducation reconnu sur la scène internationale) qui a pointé le caractère industriel de l'école. On parle d'école traditionnelle, mais c'est un mensonge. L'école traditionnelle, c'est Platon, Aristote, Léonard de Vinci, etc. Certainement pas ce que l'on voit aujourd'hui.
L'école moderne a une grande force, c'est d'avoir démocratisé l'enseignement. C'est un grand mérite qu'on ne peut lui retirer. Mais en le démocratisant, elle en a réduit ce que j'appelle ‘l'ergonomie’, c'est-à-dire son efficacité maximale. Par contre, à l'époque de l’école traditionnelle, il y avait un maître pour chaque roi, comme Léonard de Vinci avec François 1er. C'était démocratie zéro, mais avec une ergonomie maximale. Il n'y avait pas le choix, c'était le roi et il devait recevoir le meilleur. »
Une école de l’inconfort ?
À vous écouter, on croirait presque que la démocratie nuit à l'ergonomie !
I. A. : « L'erreur, c'est justement de croire qu'il faut choisir entre démocratie et ergonomie. L'école d'aujourd'hui est calquée sur le modèle du fast-food : c'est le même repas, la même quantité, à la même heure, pour tout le monde. Très bien, cela permet de servir plein de repas ! Mais cela pose la question de la qualité de ce qui est servi. Et l'enjeu est là : comment servir 2 millions de repas en garantissant une nourriture de qualité, en maintenant une ‘carte ouverte’ ?
Prenons la situation de l'Éducation nationale française, qui est celle que je connais le mieux. Il y a une telle rigidité des programmes, une telle rigidité du style pédagogique que les profs n'ont aucune autonomie pour enseigner en leur âme et conscience suivant les méthodes qui leur paraissent être les plus appropriées. Cela conduit inévitablement à une baisse de l'ergonomie. »
Comment expliquer cette rigidité de l'enseignement ?
I. A. : « Concrètement, quand on regarde l'histoire des enseignements standardisés en Europe, on voit que la colonisation y a joué un grand rôle. L'objectif était de fournir le même roman national partout, en France comme en Guyane ou dans les autres colonies. Ce constat vaut, je crois, également pour la Belgique. C'était un système qui avait surtout vocation à consolider les empires : le savoir de qualité pour tous n'était certainement pas l'objectif premier. »
Mais n'est-ce pas une chance ? Ça semble après tout la meilleure façon d'éviter les discriminations...
I. A. : « Je trouve qu'il y a quelque chose de vicieux dans ce système, parce qu'il repose sur l'idée que les élèves sont égaux, qu'ils disposent des mêmes outils au départ. Or, force est de constater que ce n'est pas le cas. La standardisation de l'enseignement, dès lors, conduit à creuser les inégalités qui préexistent plutôt qu'à les réduire. Voilà pourquoi il me semble nécessaire de changer de modèle. »
Les parents ont leur rôle à jouer
Dès lors, quel modèle adopter ? Comment garantir une école de meilleure qualité ?
I. A. : « Regardez la Suisse, il y a un enseignement de très bonne qualité qui se distingue par l'autonomie pédagogique des cantons. Ce système permet de faire remonter les meilleures pratiques. Tout le contraire de nos systèmes où les pédagogies sont développées dans des ministères très éloignés de la réalité du terrain. »
Peut-on vraiment faire reposer sur les seules épaules des enseignants la qualité des savoirs acquis par nos jeunes et leur amour de l'école ?
I. A. : « J'ai une certitude, c'est que l'épanouissement des élèves dépend essentiellement de celui des enseignants. Un prof qui souffre n'est pas un bon prof. Le problème, c'est que nous vivons une situation qui repose sur un mensonge, hérité de la révolution industrielle : produire ou s'épanouir, il faut choisir ! Cette croyance qui consiste à penser qu'être épanoui équivaut à n'être qu'un glandeur conduit les enseignants à perdre leur capacité à enthousiasmer leurs élèves. Pire, ils leur transmettent cette illusion. Les jeunes, dès lors, ne peuvent forcément qu'avoir un rapport conflictuel au savoir. Mais, attention, cela ne veut pas dire que tout dépend uniquement de l'enseignant. Un tel changement nécessite aussi que les parents s'impliquent, qu'ils favorisent l'émergence d'une école où l'on ne gave pas les élèves de matières et où on les juge en permanence, mais où on leur apprend l'épanouissement. »
Les notes, un système de tri
Vous êtes très critique à l'égard des notes, que vous considérez comme une source de frustration pour les élèves. C'est pourtant un outil que les parents plébiscitent, parce qu'il leur permet de savoir où en est leur enfant. Que leur diriez-vous pour les convaincre d'abandonner ce modèle ?
I. A. : « Les notes permettent-elles vraiment aux parents de savoir ce qui se passe dans l'école ? Pour moi, elles effectuent avant tout un filtrage. L'école est une colonne de décantation. En maternelle, les élèves sont fraternels, ils forment un tout homogène. Puis, au fur et à mesure des années, l'école développe des ‘couches’, c'est-à-dire qu'elle oriente les élèves, qu'elle leur assigne un avenir. Mais cet avenir n'est pas choisi, il est subi. Il faudrait que les vocations soient ce qu'on prend en compte. Ce n'est pas possible dans une école qui utilise les notes comme un instrument de pouvoir servant à faire le tri entre les élèves. »
Mais les notes permettent aussi aux élèves de savoir où ils en sont, de s'évaluer. Ne faut-il pas leur reconnaître cette utilité ?
I. A. : « Bien sûr ! Je ne suis pas contre les notes, je suis contre l'utilisation qu'on en fait. Prenez les jeux vidéo dont les jeunes sont friands : on y est noté tout le temps, davantage même qu'à l'école. Mais les défis sont clairement identifiés et les moyens de les réussir également. En ce sens la note est positive, parce qu'elle n'est pas juste le reflet d'un échec, mais qu'elle pousse à faire mieux. »
L'échec dans le cadre scolaire serait donc destructeur. Ne peut-il pas être, tout comme dans le jeu vidéo, un apprentissage ?
I. A. : « Tout dépend comment on présente l'échec. Dans la Silicon Valley, ils ont un proverbe : ‘Échoue souvent, échoue tôt’. C'est bien d'échouer, mais quand on terrorise les enfants, ils ne se l'autorisent plus. Et c'est là le problème. Notre société le condamne de façon terrible. À la question : ‘Pourquoi n'avons-nous pas de Silicon Valley en France ?’, Steve Job répondait que c'était parce que l'on n'autorisait pas l'échec. Alors que là-bas, ils passent leur temps à échouer et c'est comme ça que fonctionne l'expérimentation et l'innovation. Des études très sérieuses ont prouvé que les élèves apprennent mieux lorsqu'ils n'ont pas peur de l'échec et quand ils savent pourquoi ils apprennent. Le plus énervant, c'est que je suis convaincu que les profs sont conscients de cette réalité. Mais cette information ne remonte pas jusqu'aux ministères et c'est comme ça que des mauvaises pratiques se perpétuent. »
Il faudrait donc permettre aux jeunes de réaliser leur vocation pour éviter toute frustration ?
I. A. : « La frustration est le cœur du problème. C'est une souffrance inutile. Quand on a vécu une telle souffrance, notre cerveau est dans un dilemme. Soit on accepte, on a souffert pour rien, mais on décide d’être le dernier à vivre ça. Soit on transmet ce qu’on a vécu à la génération suivante pour donner du sens à sa souffrance. C'est malheureusement souvent la dernière option qui est suivie. C'est un phénomène irrationnel, mais qui va très loin. Les gens en viennent à penser qu'agir ainsi est professionnel, productif alors que c'est tout le contraire. Il faut casser ce cycle de frustration et retourner à l'essentiel: la recherche de l'épanouissement. »
Elle en parle...
Conte de fées
« Ce livre d'Idriss Aberkane m'a laissé un drôle de sentiment. D'une part, il faut reconnaître qu'il aborde pas mal de sujets qui sont effectivement problématiques dans l'enseignement: la question de l'autonomie, la rigidité des programmes, le problème des notations, etc. Ce sont de vrais sujets qui nécessitent de développer des alternatives. Je suis cependant plus sceptique sur les solutions qu'il propose et qui relèvent pour beaucoup d'une forme de pensée magique. Cet auteur semble tellement fasciné par la réussite à l'américaine, type Apple ou Microsoft, qu'il finit par nous vendre du conte de fées. Il ne suffit peut-être pas de libérer juste son cerveau ! Au nom de la vulgarisation, ne rate-t-on pas parfois la complexité des rapports de force qui font l'école d'aujourd'hui et la complexité aussi du chemin à parcourir pour réellement la changer ? » Stéphanie, professeur de français