Développement de l'enfant

L’adhésion de nos jeunes à un projet politique radical par les réseaux sociaux interroge. Non pas que le phénomène soit nouveau, mais, au-delà de la question idéologique, il soulève tout un tas de questions. Comment une campagne web parvient-elle à influencer les primo-votants ? Gobent-ils tout ce qu’on leur glisse dans le bec ? Et l’esprit critique là-dedans ? On fait le tour du sujet avec Vincent de Coorebyter, philosophe et politologue.
L’extrême-droite investit le web et semble susciter l’adhésion chez les jeunes votants. La propagande 2.0, vous y croyez ?
Vincent de Coorbyter : « Le phénomène s’est vu ailleurs. En Italie avec la Liga, idem avec la campagne de Trump. Les partis radicaux sont moins traditionnels que les partis classiques dans la manière d’aborder leurs idées. Ils délaissent les formes standard basées sur le raisonnement du net. L’info y est détournée, elle va dans le sens des idées qu’ils proposent. Je pense entre autres à la fameuse séquence de Filip Dewinter, tête de la liste à Anvers du Vlaams Belang pour le Parlement flamand, à propos de la devanture d'un bar à chicha d'Anvers. Celui-ci dénonce les ‘inscriptions en arabe dans nos rues’, alors que son parti a lui-même collé ces affiches. La devanture n'était qu'en néerlandais… »
On présente souvent la jeunesse comme un moment de la vie où la soif d’idéal l’emporte sur tout. Comment l’extrême-droite y répond ?
V. de C. : « D’abord, je pense qu’il faut arrêter d’idéaliser la jeunesse. On a tendance à imaginer que nos ados sont tous en quête de combats vertueux, positifs, ouverts sur le monde, que ce sont tous des globe-trotters, loin des vieux schémas. On les imagine tous marcher pour le climat. Et même si une part non négligeable colle à cette représentation, on sait depuis les années 1990 que les jeunes sont plus perméables aux partis populistes. D’abord, par manque de connaissance historique. Les années 1930-40 s’éloignent et les ados sont inévitablement de moins en moins en contact avec les générations qui peuvent témoigner des impacts de l’extrême-droite. Ils n’ont pas d’anticorps. Ils n’ont plus ce réflexe de méfiance. Et puis n’oublions qu’ils sont loin des réalités du monde. Combien de primo-votants vivent encore sous la coupe de papa-maman ? Ils sont vierges de tout un tas d’expériences. Pas de recherche de logement ou d’emploi, pas d’impôts à payer, tout cela éloigne des réalités politiques. L’apolitisme est un facteur qui profite à l’extrême-droite. Traditionnellement, les jeunes étaient influencés par le discours militant familial. Le structuralisme par un enracinement idéologique n’existe plus. Nos grands enfants sont indéterminés. Ça ne vaut pas pour tous, bien sûr. Encore une fois, on peut se référer à la jeunesse climatique, à la militance pour l’intégration des migrants. Mais pour les autres ? Que leur dit l’extrême-droite ? Qu’ils vont être en concurrence avec des étrangers logés gratuitement, potentiellement terroristes ou suspectés de malhonnêteté, que ces derniers gagnent leur vie de façon douteuse. Et quand on montre des images des prisons belges, 7 visages sur 10 ne sont pas des grands blonds blancs. Je ne vois pas par quel miracle cette jeunesse trouverait les armes face à cette propagande. »
Le précédent Bye Bye Belgium
D’autant que le web, c’est un peu la seule et unique référence en matière d’information…
V. de C. : « Ce qui est sur le web, à quoi nos enfants le comparent ? À la télé, aux journaux et peut-être aux opinions familiales. Et rien ne vient le contrecarrer. À une époque pas si éloignée, la télé occupait la même place. Souvenez-vous du phénomène incroyable de l’édition spéciale Bye Bye Belgium en 2006, le faux JT qui annonçait dans une édition spéciale la séparation de la Belgique. 10 millions de personne y ont cru. Alors pourquoi imaginer aujourd’hui que cette jeunesse aurait plus de distance critique ? Il règne une confusion entre ce qu’ils maîtrisent et ce qu’ils gobent. Et même les trop rares cours d’éducation aux médias à l’école ne peuvent pas y changer grand-chose. Passer son temps à analyser tel contenu en y mettant une distance critique, c’est épuisant. Cela impose une force cognitive exceptionnelle. Par exemple, le Vlaams Belang dit aux ados flamands que tous les musulmans sont des extrémistes. Et que voient-ils ? Des femmes voilées dans la rue. C’est différent d’eux. Ils ne connaissent pas. Et voilà qu’en plus, ce même parti leur apprend que l’Europe veut ouvrir ses frontières et accueillir encore plus d’immigration. Pourquoi s’en méfier ? Pourquoi un discours nationaliste les choqueraient-ils ? On part du principe qu’en Belgique, on baigne dans une société multiculturelle, c’est tout à fait illusoire. Quand on voit les images de la soirée électorale, il y a peu de personnes d’origine étrangère. Certains ados qui vivent en Flandre n’ont baigné qu’entourés de gens qui leur ressemblent. »
À ce propos, avez-vous une idée du type de jeunesse qui est le plus en proie à ce type de propagande ?
V. de C. : « J’aimerais rappeler que les scores sont moins élevés qu’en 2004 et qu’il y a un tiers de personnes en moins qui ont voté extrême-droite. Sans minimiser l’impact, je pense qu’il faut se méfier d’une illusion radicale. C’est très important. Pour répondre à la question, il existe différents milieux et différentes jeunesses. Ces résultats nous le rappellent. Ces derniers mois, les médias se sont un peu emballés sur le formidable réengagement de l’adolescence. Et on a oublié qu’il n’y pas qu’une seule jeunesse. Les partis populistes ont élargi leur base en tirant la ficelle de l’étranger qui vient piquer le boulot. Discours qui fait mouche également auprès des jeunesses issues de l’immigration. Il n’est donc pas exclu que différentes couches aient voté. Ce ne serait pas étonnant qu’il y ait des ados issus des classes très aisées qui votent avec une peur bleue que la Flandre se métisse. Le Ligueur m’a interviewé sur l’ouvrage que j’ai préfacé de Jean Twenge qui dépeint la jeune génération (leligueur.be/2018-19). Dans celui-ci, l’auteure évoque un repli de nos jeunes sur une doublure virtuelle de la réalité. Elle n’est pas sans conséquence : chute du niveau scolaire, déclin de la lecture, recul des compétences et du bien-être. Et, bien sûr, il existe une traduction de tout cela dans les urnes. »
Les parents peuvent-ils agir ? Et si oui, comment ça se muscle, l’esprit critique ?
V. de C. : « Il y a une première chose qui peut sembler absurde, mais en tant que parent, ça me semble toujours important de situer son petit sur l’échiquier politique. Et lui demander simplement ce qu’il compte voter. Et dérouler de façon à vérifier et comprendre ce qu’il pense. Comment ? En parlant. Et si jamais dans la conversation, certains éléments peuvent heurter le parent, qu’il ne se montre pas choqué. Une chose qui est pas mal aussi, c’est de voir ce que pensent les copains et les copines. C’est un peu l’autre prescripteur. Là où le parent l’est de moins en moins. C’est toujours intéressant de voir dans quel bain idéologique baigne son petit. Et de réinterroger ce qu’il considère comme inébranlable. Comme nous l’avions vu ensemble, on assiste à la perte d'un certain type de capacité sociale. Qui mieux que le parent est à même de cultiver et de réparer ces aptitudes ? »
Propos recueillis par Yves-Marie Vilain-Lepage
« Ce à quoi croient les jeunes »
Amélie Micoud, journaliste au Lab. Magazine (lelabmagazine.be) : « C’est un peu la question qui inonde tous les médias : ce que nos jeunes avalent comme sornettes. Sans doute à peu près les mêmes que leurs parents. Fake news, hoax, manipulations, pseudo vérités scientifiques qui circulent... Les ados sont la cible rêvée des propagandistes en tous genres, du gourou new age au suprémaciste d’extrême-droite.
Avec le Lab. Magazine, nous avons initié un atelier d’éducation aux médias à l’athénée Serge Creuz à Molenbeek. Lors des journées portes ouvertes de l’établissement, un professeur rappelle combien ses élèves sont particulièrement sensibles aux théories du complot. Il renvoie par la même l’équipe du Lab à sa responsabilité et au caractère crucial de la démarche : « 35 ados vous écoutent, allez-y, dites-leur comment ne plus croire la première vidéo qui passe sur Instagram ».
Au cours des séances ont été abordées plusieurs rumeurs et légendes urbaines qui ont la dent dure : les roms qui enlèveraient des enfants avec des camionnettes blanches, le viol d’une enfant dans une école de Schaerbeek, les cartes d’identité des terroristes trouvées - comme par hasard - sur les lieux d’attentats… En confrontant les élèves aux incohérences de ces infos vues sur les réseaux sociaux, vidéos, posts, articles, ils finissaient par décrypter le vrai du faux.
Tu seras un journaliste, mon enfant
Expliquer à ces jeunes qu’avec un smartphone, n’importe qui peut faire dire n’importe quoi à une image est un moyen redoutable de développer leur esprit critique. L’idée, c’est qu’en les mettant face à leur responsabilité d’acteur potentiel sur les réseaux sociaux, ils apprennent à se méfier de ce qu’ils voient dans leur fil d’actu. Un élève raconte qu’une rumeur circule : des portiques de détection de métaux auraient été installés à l’entrée de l’établissement.
Hop, on rebondit : ‘Imagine, tu me dis ça, je sors d’ici et, dans une heure, je ponds un article qui répand cette rumeur. Même si après je dis que c’est faux, c’est foutu. Il y aura toujours des gens pour croire qu’il y a des portiques dans ton école’. Les jeunes croient, oui. Mais l’avantage de la jeunesse, c’est qu’elle est encore rattrapable, si on peut dire, avec une propension à remettre en question ses croyances dès lors qu’on lui apprend les bons réflexes face au flux infini d’images et d’informations sur le web. Et puis, à 15 ans, on est rarement lâché tout seul dans la nature face à l’océan internet. L’école, l’entourage doivent être acteurs dans le développement de l’esprit critique. Mais encore faut-il que les parents eux-mêmes aient les bons outils… ou sortent de leurs croyances. »