Vie pratique

Réguler les écrans, pas juste possible, impératif

En famille, comme à l’école, il est nécessaire de bien réfléchir à la façon dont on consomme les écrans. De voir ensemble, adultes et enfants, comment réguler sa frénétique navigation quotidienne. Différents parents livrent leurs astuces.

► Premier smartphone, premiers pépins !

« On fait rentrer le diable dans la maison avec ce smartphone. On en est conscient, mais, malgré ça, on fonce en se disant qu’on n’a pas le choix », remarque, dépité, Antoine. Il résume l’état d’esprit des parents interrogés pour les besoins de ce dossier. Ce papa d’une fille de 12 ans s’apprête, comme beaucoup, à offrir son premier smartphone à son adote. 12 ans, c’est l’âge moyen en Belgique, même si les premiers smartphones apparaissent dès la 4e primaire, pour les plus précoces. Ailleurs en Europe, la Suède est championne. Une récente étude nous apprend que dès 8 ans, on refile en toute quiétude un smartphone à son enfant, sans encadrement.
C’est justement le point d’attention des témoignages, l’encadrement. Ou plus exactement le manque d’encadrement qui accompagne les usages numériques. Marie, maman de deux enfants dont un ado de 14 ans, apporte tout son soutien à ses homologues qui s’apprêtent à passer le cap. « Vous allez tout le temps répéter à votre enfant de lâcher son téléphone. Vous allez batailler. Argumenter. Négocier. Puis, j’ai l’impression que ça se calme, passé les premières années frénétiques. Ou alors ce sont eux qui en ont marre et qui veulent un peu de paix à la maison… Je suis certaine d’une chose, c’est qu’il ne faut jamais relâcher sa vigilance. Dialoguer autour des usages. Se renseigner. Ne pas fliquer. Parler de sa navigation à soi. Bien expliquer que l’enjeu n’est pas le même pour les parents et les enfants. Un dernier mot ? Sincèrement : courage ».

► Connecté ou mis au ban ?

Antoine, plus haut, évoque un manque de choix. En approfondissant les discussions avec les parents et les expert·es (Ceméa, Educode et Nadja), on a la confirmation que l’aspect qui fait le plus peur aux parents n’est pas l’objet smartphone, mais bel et bien toute la constellation réseaux sociaux. Aujourd’hui, en 2024, on ne refile pas un gsm à son enfant pour savoir s’il est bien rentré de l’école, on cède à une certaine pression. Celle-ci est illustrée par Alain Buekenhoudt, responsable du groupe numérique des Ceméa, qui a éduqué sa fille de 12 ans dans un esprit très technovigilant.
« On a cédé au smartphone, on a opté pour une version degooglisée, avec exactement les mêmes apps que les grands groupes, mais en version libre. Hélas, après quelques mois d’usage, ma fille installe telle ou telle app lambda, sans quoi, elle a peur d’être condamnée à une certaine forme de mise à l’écart. »
Mattéo, 16 ans, stagiaire à la rédaction du Ligueur venu réaliser un travail sur l’éducation parentale face au web, nous explique que ce n’est pas le téléphone qui compte, c’est la culture commune qui se crée autour. « En 1re secondaire, t’arrives, t’as pas de quoi aller sur YouTube ou autre, t’as moins de potes. C’est pas que tu es rejeté, c’est que t’as pas les mêmes références, donc il te manque un truc. Puis, dès 14-15 ans, il n’y a même plus à discuter, tout le monde va où il veut sur les réseaux sociaux, à volonté ». Comprenez, parents, que plus les années passent et les usages avec, moins vous avez votre mot à dire. Consternant ? Justement non, l’éducation numérique se joue dès les premiers pas dans l’univers virtuel de votre enfant.

« L’idée n’est pas de dire qu’on va faire sans. L’idée, c’est de se dire qu’on peut faire autrement »

► Un contrat en béton

Vous avez installé un logiciel de contrôle parental. Très bien. Mais comme on vous l’explique dans l’article Comment ça s’apprivoise un smartphone ?, les ados sont passés maîtres dans l’art de contourner les contraintes numériques parentales. Dans ce sens, l’anecdote de Séverine* et de sa fille Clio*, 15 ans, est certainement la plus picaresque que l’on ait entendue depuis qu’on traite des écrans dans nos articles…
La jeune fille reçoit son téléphone. Cadré et limité par les parents. Trop à son goût. Séverine, d’un naturel confiant, surveille la consommation de datas de sa fille, étonnamment basse. Les jours passent. Peu ou pas d’utilisation. « Génial, se dit la maman, ma fille n’est pas attirée par ça ». Elle se targue même de cette bonne hygiène numérique auprès de ses copines. Jusqu’où jour où elle se rend compte que sa fille a acheté en douce un deuxième smartphone pour surfer en toute liberté.
Ne vous reposez donc pas sur vos éventuels lauriers. Les expert·es interrogé·es sont unanimes : on ne règle jamais un problème de consommation numérique par un outil numérique. Ou en devenant espion·ne de son enfant. D’où l’importance d’énoncer des règles claires. De les bétonner. C’est ainsi que ça se passe dans la famille de Tara, 13 ans. « Clause en deux exemplaires chez moi », nous dit la jeune fille dont les parents sont séparés.
Solène, sa maman, livre ses recettes. « D’abord, j’ai pris rendez-vous avec le père de ma fille, après quelques semaines de chaos numérique où Tara elle-même nous expliquait qu’elle avait besoin de repères. On s’est mis d’accord sur tous les aspects pratiques pour ne surtout pas en débattre devant notre fille et faire front. Par exemple, pas de smartphone dans la chambre. Extinction du téléphone à 19h. Un peu plus tard le week-end. Autorisation d’aller sur telle ou telle app, etc. Une fois d’accord entre nous, on en a discuté avec Tara. On réévalue parfois. On a supprimé telle app, ajouté telle autre. Globalement, ça marche ».
Christophe Butstraen, préfet des études et auteur d’ouvrages liés aux usages numériques, tape sur le même clou : « Aucune bride virtuelle ne remplacera jamais la vigilance parentale ». Ce contrat, c’est un dialogue permanent, ininterrompu autour des usages technologiques, qu’il ne faut jamais cesser de réinterroger.

► WhatsApp, messagerie ou réseau social ?

On l’a entendu plusieurs fois dans notre tour d’horizon. Par exemple, en cas de disette numérique forcée : « On lui coupe tout, sauf WhatsApp ». D’autres parents, au contraire, placent cet hybride réseau social/messagerie au centre de leurs préoccupations. Les parents de Victor, 13 ans, expliquent que « cette année, des cas de harcèlement sont partis de WhatsApp, plateforme sur laquelle les groupes et groupes bis se multiplient. À tel point que l’école a été obligée d’intervenir et d’en faire fermer une dizaine ».
Alternative gratuite au sms d’abord ou au téléphone – même si nos ados ne (se) téléphonent pour ainsi dire jamais – WhatsApp joue aussi les catalyseurs de contenus en tout genre. Mais il fait office de fil – dites « thread » si vous voulez vous faire comprendre de vos ados – avec ses diverses chaînes qui permettent de suivre tout groupe ou média. Si vous, parents, n'utilisez pas cette option telle quelle, vos ados, eux, en sont friands.
Les Ami·es du clic éthique, collectif de plusieurs asbl, remettent le processeur au milieu du serveur, rappelant que WhatsApp fait partie du groupe Meta, sixième plus grande entreprise mondiale en matière de capitalisation boursière. Rien n’est donc laissé au hasard. Expliquez donc à vos ados que l’économie de l’attention sur laquelle surfent tous ces mastodontes appelés GAFAM (acronyme des géants de la Silicon Valley que sont Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) font tout pour les garder connecté·es le plus longtemps possible. Vous pouvez simplement vous appuyer sur l’épisode de l’excellente capsule Dopamine sur arte.tv consacré à WhatsApp pour leur en expliquer le fonctionnement.

EN PRATIQUE

Tu veux aller sur Snap ? Fais-moi un exposé !

Une fois n’est pas coutume, c’est une initiative testée par votre serviteur que nous vous relayons. Mon aînée de 13 ans vient me voir. Après avoir conquis plusieurs victoires sur son smartphone, elle me supplie de bien vouloir que je lui concède Snapchat. Les récents faits divers ne donnent pas très envie. Menaces, actes de violence, de pédophilie, injonctions au suicide… il est souvent dépeint par les ados eux-mêmes comme une jungle où tout est extrême. Après débat, je lui propose un marché : « Tu me fais un véritable exposé sur Snap et on en rediscute ». Quelques recherches sérieuses ont fait réaliser à l’intéressée qu’elle n’avait pas besoin de cette nouvelle app pour rendre sa vie plus trépidante. Victoire. Jusqu’à la prochaine requête…

ZOOM 

Pour une rentrée numérique bien pensée

En primaire, le smartphone est majoritairement proscrit en salle de classe. Il peut être dégainé à la récré, mais c’est encore rare et tout de suite réprimé. Une fois en secondaire, ça se fait au cas par cas. S’il est majoritairement banni pendant les cours, il y a toujours une jurisprudence, un prétexte, une occasion pour le brandir. Et là, patatras, on perd les élèves. Ça a été le cas dernièrement avec l'application Ten-Ten, qui transforme les gsm en talkie-walkie sans filtre, et génère ainsi des bruits intempestifs en classe.
Ce constat, le Ceméa, et particulièrement Alain Buekenhoudt, formateur et chargé de mission pour un numérique éthique et critique, l’entend régulièrement de la bouche des enseignant·es qu’il forme. L’un d’entre eux explique : « Je fais classe à des enfants qui sont moitié présents. Mais je n’ai pas le temps de me battre, je dois avancer, j’ai un programme à respecter ». Même quand il n’est pas présent, le smartphone accapare les esprits.

Pense-t-on suffisamment hygiène numérique ?
Alain Buekenhoudt :
« On veut mettre du numérique dans tout, mais il n’est nulle part. Ni dans les matières, ni dans les discours ou alors par l’entremise de solutions radicales. Par exemple, on l’interdit sans vraiment avoir de discussion autour. École et famille se renvoient la balle. Comme s’il y avait deux usages distincts, celui pendant les heures d’école et l’autre pendant les heures à la maison… À la place de la question ‘Est-ce que le rapport compulsif de nos enfants au smartphone est un enjeu de l’école ?’, posons-en une autre : ‘Est-ce que l’influence sur le groupe, la vie en collectivité est un enjeu scolaire ? Un enjeu citoyen ?’. Ça me fait penser à une phrase entendue dans un podcast : ‘L’école, c’est fait pour apprendre à aimer’. Ça demande du temps. Comme la question d’apprendre à se réguler. Si l’école le reconnaît comme une de ses priorités, ça donne du poids à la réflexion globale autour de notre rapport à l’usage de tous ces outils. »

Ça passe par quoi de prendre concrètement à bras-le-corps cette problématique omniprésente ?
A. B. :
« Par des remises en question. Réinterroger l’usage des outils de travail, par exemple, la façon dont on les utilise. Le smartphone et la tablette pour venir en support des apprentissages, est-ce une bonne idée ? Ce sont des outils de loisirs, pas des outils de création, mais ils sont utilisés tels quels en tout cas. L’ordinateur permet de créer, mais, là encore, pourquoi ne pas l’aborder de façon collective ? L’achat d’un ordi individuel, ça devrait être reporté le plus tard possible dans la scolarité. Avant, on peut être à deux ou trois derrière. C’est aussi une façon de voir comment les autres procèdent. On apprend ensemble. Apprendre à chercher sur internet, ça devrait être quelque chose de collectif. Dans tout ce qui concerne l’apprentissage numérique - l’apprentissage tout court d’ailleurs -, mieux vaut éviter l’individualisation. Chercher ensemble, c’est apprendre à connaître de l’autre. Chercher coopérativement, c’est ça l’enjeu. »

Comment intégrer le parent à cette réflexion ? En secondaire, il est si loin…
A. B. :
« Même quand il est plus impliqué, comme en primaire, le parent n’a pas trop son mot à dire. A-t-il choisi de passer par des outils comme Google Class, Google Cloud, Windows Education ? Aujourd’hui, les contrats avec Microsoft sont actés au sein des pouvoirs organisateurs (PO). Même les directions et les enseignants ne maîtrisent pas ce choix. Ça peut être intéressant que les parents disent : ‘Ça ne va pas que des documents comme des photos ou des données personnelles soient partagées sur telle ou telle plateforme dont les fins ne sont que strictement commerciales’. Toute donnée se monnaie. Face à ça, il n’est pas anodin de faire entendre collectivement sa voix. Si c’est porté par un ou deux parents à chaque fois dans les écoles, ils passent pour les chiants de service. L’enjeu est sociétal et l’école peut donner le ton. Ce n’est pas qu’une simple question de données, c’est une question de vie privée de vos enfants. De droit à l’oubli. Est-ce qu’on a envie qu’un recruteur puisse avoir accès à l’ensemble du parcours scolaire, au-delà du C.V. ? »

On a l’impression que le combat est perdu d’avance, avec des géants plus puissants que jamais et leurs outils si efficaces. Comment on lutte ?
A. B. :
« Il faut tenter de mettre du logiciel libre là où on peut en mettre. C’est dans les déclarations d’intentions de la FWB. Qui est la première à ne pas l’appliquer, puisque les retransmissions parlementaires se font sur Facebook Event, YouTube. Et puis, partout dans le Parlement, on peut voir des sigles des GAFAM... avec l’argument que le plus grand nombre des usagers s’en sert. Ce serait intéressant que les parents pèsent pour mettre le logiciel libre dans les intentions gouvernementales. Il faut une masse critique suffisante pour le mettre en mouvement. C’est important de réfléchir à tout cela. L’idée n’est pas de dire qu’on va faire sans. L’idée, c’est de se dire qu’on peut faire autrement. Plus librement. Il ne faut pas que ce soit une discussion technologique, il faut que ce soit une discussion philosophique. C’est bien comme enjeu, faire de la philo des usages par de l’apprentissage technique. »

POUR ALLER + LOIN

À la rentrée prochaine, je m’y mets

  • Vous l’aurez saisi, réfléchir aux enjeux technologiques de notre société, c’est possible et impératif. La Ligue des familles met justement des ateliers en place avec toute la clique du clic éthique, La face cachée du clic. Si vous êtes une association de parents ou si vous souhaitez monter un groupe de réflexion à l’école, n’hésitez pas à nous contacter sur redaction@leligueur.be, nous vous apporterons toutes les informations nécessaires pour mener à bien un débat sain et constructif à hauteur de l’enjeu.
  • L’usage d’internet au quotidien en famille vous interroge et vous voulez en savoir plus sur les bonnes pratiques, les outils à disposition, les conseils de prévention ? Éducation aux médias, désinformation, jeux en ligne, cyberharcèlement, sexualité… tous ces thèmes sont abordés dans les séances Webetic.

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