Vie pratique

L’habitat, trois dimensions pour mille facettes

Stabilité, identité, personnalité, voisinage, choix, sécurité, habitudes, création… Quand on demande aux familles sinistrées des inondations de juillet de définir ce qu’elles ont perdu avec leur maison, c’est tout ça. C’est bien plus qu’un logement qui répond aux besoins fonctionnels d’un être humain, c’est un habitat.

« C’est la différence entre le logement et l’habitat », définit Chloé Salembier. Ethnologue et chargée de cours à l’UCLouvain, elle étudie l’utilisation des espaces au sein de la cellule de recherche Uses&Spaces au Louvain research institute for Landscape, Architecture, Built environment (LAB) à l’UCLouvain.
« Dans le logement, il y a une dimension très fonctionnelle. L’habitat, c’est bien entendu le lieu dans lequel on va loger, dormir, manger, remplir nos besoins premiers. Mais c’est aussi toute une autre série d’espaces qui sont impliqués dans le logement. C’est-à-dire, les espaces intermédiaires, les espaces publics, les services associés au logement comme les magasins de proximité, les écoles, etc. Tout ça fait partie de l’habitat ». Un habitat en trois dimensions : temporelle, symbolique et relationnelle.

Lire aussi : Inondations : un an après, des avancées contrastées pour les familles

La dimension temporelle

Avoir un chez-soi, c’est y avoir des habitudes. Les familles sinistrées nous le disent : quand elles rentrent à la maison, elles empruntent automatiquement le chemin de leur ancienne maison, quand bien même elles ont été relogées. Dans ce cas-ci, c’est d’autant plus difficile car elles ont vécu un traumatisme. « On ne peut pas généraliser. Chaque individu a un rapport particulier avec son chez-soi. Certains y sont plus attachés que d’autres », nuance Sarah Galdiolo, psychologue clinicienne et professeure à l’UMons.
Néanmoins, et surtout dans les familles, la maison est reliée à des routines. « Les routines créent des règles sociales, continue la psy. On sait comment on fonctionne et ça crée moins de stress et donc moins de conflits entre les membres de la famille. On ne se pose pas la question. On suit des règles parce que soit il y a eu un accord implicite : ‘On a toujours fait comme ça’. Soit il y a un accord explicite, par exemple, les enfants développent une plus grande autonomie, on commence alors à développer une nouvelle règle : ranger les jouets quand on a fini ».

Dans le même dossier: Inondations : perdre son chez-soi quand on n’a pas le choix

C’est la dimension temporelle décrite par notre ethnologue. « Habitat vient d’habitare en latin, ça veut dire avoir souvent, demeurer. Il y a donc une dimension liée à la temporalité. Dans les sociétés sédentaires, cette temporalité est plus ou moins longue ». C’est la durée pendant laquelle on habite une maison : parfois un an, parfois toute une vie.
« Cette dimension temporelle de l’habitat renvoie à des pratiques quotidiennes auxquelles on est attachés et qui créent l’appropriation à un espace en particulier. Donc c’est vraiment au travers des habitudes qu’on va s’approprier son logement et en faire un habitat. »
Et quand on répète ces pratiques année après année, elles se cristallisent et peuvent carrément devenir des rituels. C’est là qu’apparaît la dimension symbolique de l’habitat.

La dimension symbolique

On le voit dans le reportage en pages précédentes, les familles sinistrées s’étaient appropriées leur maison. C’est aussi ce qui a frappé les psychologues sur le terrain.
« Ce que j’ai vu, ce sont des personnes dans des habitations où les murs s’étaient effondrés, mais qui continuaient à racler, racler ». Florence Ringlet est directrice de l’équipe de psychologues de l’asbl Un pass dans l’impasse. Au moment des inondations, avec ses collègues, elle a enfile ses bottes pour aller donner un coup de main aux sinistré·e·s. Un soutien physique pour en arriver au plan psychique.
« Dans toute cette boue, c’était parfois des détails qui étaient nettoyés : des vieux albums photos, par exemple. Perdre ces photos, c’était un peu comme perdre l’héritage familial. Ces objets sont symboliques. Les assurances ont beau venir les estimer, ils n’ont pas de prix. »
Un vécu qui rejoint l’analyse de Chloé Salembier. « C’est ce que représente le chez-soi en termes d’appropriation, de valeurs sociales, de reconnaissance de ses pairs comme appartenant à une communauté ». Car on n’habite pas juste quatre murs, on habite un quartier, un village, un environnement. C’est ça aussi, l’habitat.

La dimension relationnelle

Vous pouvez prendre votre maison et la déplacer ailleurs, ce ne sera plus tout à fait votre chez-vous. C’est ce qui a sauté aux yeux de Florence Ringlet et de son équipe. « Ce sont des quartiers entiers dévastés. Pas juste la maison, mais toute la rue. Un quartier qui leur appartient depuis toujours, où ils ont leurs habitudes. Quand bien même ils arrivent à reconstruire leur maison, avant de retrouver leur environnement, ça va prendre du temps, des années ». En réalité, leur quartier ne sera plus jamais le même qu’avant.
« Les inondations ont montré que l’habitat, ce n’est pas uniquement des conditions matérielles, renchérit Chloé Salembier. Il y a la question des moyens : tout le monde n’a pas les moyens de reconstruire une autre vie ailleurs. Et puis, quand des gens veulent rester dans leur logement ‘malgré tout’, c’est peut-être parce qu’un habitat est intégré dans un environnement, dans un contexte social et culturel. C’est parfois plus protecteur pour des ménages qui sont en situation de précarité de rester dans un logement insalubre, mais où on a un réseau de solidarité tellement fort qu’on va être plus résilient que si on reconstruit ailleurs, dans des lieux où on est plus isolés ».
À noter que ce n’est pas le cas de tout le monde. Quand on vit un événement aussi traumatisant et soudain que celui des inondations, certain·e·s veulent tout simplement changer de maison, tourner la page. Pour reconstruire ailleurs… et peut-être autrement aussi.

Lire aussi : Inondations : quand l’aide s’estompe et que le traumatisme s’installe

POUR ALLER + LOIN

« Nous sommes indissociables des environnements qu’on habite »

Une maison ou un appartement abrite un ménage. C’est la définition légale aujourd’hui. « La façon dont, dans les contextes européens, on a construit l’habitat a créé une analogie entre maison, logement et famille, explique Chloé Salembier. Ce qui n’était pas le cas auparavant puisqu’il y avait des modes d’habitat plus communautaires ». Plus solidaires aussi. Et c’est cette solidarité, ce lien entre les ménages qui rendent une société résiliente. C’est ce qu’ont étudié l’ethnologue et son équipe pendant les différents confinements.
« Les ménages qui ont eu le plus de résilience pendant la crise covid, ce sont ceux qui avaient la possibilité de ne pas complètement se couper de toutes les autres sphères de la vie et qui étaient quand même en contact avec une communauté », explique Chloé Salembier.
Néanmoins, l’habitat est une manière de tracer une limite entre le chez-soi et le public. « Il y a donc toute la question de la protection de la cellule familiale vis-à-vis de l’extérieur parce que notre société est organisée sur le modèle individuel, ce qui n’est pas le cas ailleurs ou en d’autres temps ».
Pour elle, tout l’enjeu est d’aujourd’hui créer des espaces intermédiaires. Un peu comme le seuil de votre porte, entre le privé et le public. Des espaces qui prennent en compte l’environnement dans lequel la maison est intégrée. Revenir à la définition biologique du mot « habitat ». « Pour que chacun et chacune puisse avoir la possibilité de se retrouver avec soi-même et les siens et à la fois que l’habitat puisse nous mettre en lien avec d’autres ménages ».
Le covid et les inondations nous forcent aujourd’hui à admettre qu’habitat ne veut pas forcément dire sécurité. Dans le premier cas avec le virus qui a tout de même passé les quatre murs de la maison, dans le second avec une déferlante de la puissance de la nature.
« Repenser l’habitat et la façon dont on le conçoit est fondamental. Nous avons ‘anthropisé’ le monde, bétonné notre environnement pour avoir chacun son espace individuel, ce qui est très consommateur en termes d’énergie, d’espace, etc. La crise sanitaire nous a montré que la communauté était très protectrice et qu’on pouvait repenser l’habitat davantage en lien avec les autres. Ce qui nous anime aujourd’hui dans les écoles d’architecture, c’est de repenser l’habitat avec ces deux perspectives : à la fois moins individualiste, qui ne relèverait plus uniquement de la sphère privée, mais aussi permettant de se relier aux autres et de le considérer comme appartenant à un écosystème. Faire en sorte que la présence humaine soit la plus humble possible par rapport aux autres êtres vivants. »

À lire aussi dans le Ligueur

« Le logement, c’est la base »

Vie pratique

« Le logement, c’est la base »

Vinz Kanté : d’animateur radio à militant radical

Société

Vinz Kanté : d’animateur radio à militant radical

« Une terre à vivre pour nos petits-enfants »

Vie pratique

« Une terre à vivre pour nos petits-enfants »

Les infos collectées sont anonymes. Autoriser les cookies nous permet de vous offrir la meilleure expérience sur notre site. Merci.
Cookies